Premier Chapitre
Chapitre 1- Lexie ! Tu vas être en retard !
- J’arrive, mamie !
L’adolescente ferma son journal intime et le cacha dans le rembourrage d’une peluche qu’elle avait depuis toute petite, premier et unique cadeau de ses parents. La peluche en question était un magnifique tigre blanc représenté en position couchée. Au niveau de son ventre, il y avait une doublure et c’était là que Lexie avait décidé de renfermer ses secrets et ses pensées.
La jeune fille descendit l’escalier quatre à quatre du duplex dans lequel elle vivait, et arriva dans la cuisine, évitant de justesse la collision avec son grand-père, Reynold. En guise d’excuse, Lexie lui fit un léger bisou sur la joue puis elle s’approcha de la petite table et découvrit son petit déjeuner, tandis que ses narines humaient avec bonheur les odeurs dégagées par les marmites sur le feu. Deux tartines de confiture de fraise l’attendaient, ainsi qu’un verre de jus d’orange, et une tasse de lait chaud s’offrait à elle. La lycéenne s’avança vers sa grand-mère, toujours en train de cuisiner, et la salua d’un câlin chaleureux avant de vider d’un trait le verre de jus de fruit. Elle prit son sac qu’elle avait jeté au pied de la table et s’apprêta à partir :
- Assise, jeune fille !
- Mais mamie ! Je vais être en retard, je vais devoir courir pour arriver à l’heure… et j’ai sport en première heure, je vais être crevée !
- Avale-moi ça, tout de suite, renchérit Mattéa Roussel. On ne part pas au lycée le ventre vide, surtout quand on a sport, mademoiselle.
La vieille femme, vêtue d’un tablier qui protégeait un pull rose pâle en laine fine qu’elle s’était tricotée elle-même et une longue jupe ample bleu-nuit, s’approcha de sa petite fille et la força à s’asseoir en lui jetant un regard noir. Voyant son air si sérieux, qui contrastait tant avec l’habituelle douceur de cette dame, Lexie prit une tartine et avala une première bouchée. Tout en mangeant, elle se rendait compte combien elle aimait ce bout de femme à l’apparence si fragile, mais au caractère autrefois impétueux et désormais sans faille. Depuis toujours, l’adolescente avait grandi sous l’amour de Mattéa et Reynold, parce qu’elle avait été privée trop tôt de ses parents, et elle devait admettre qu’elle n’avait manqué de rien. Ses grands-parents avaient répondu présent à chaque moment clé de sa vie, depuis qu’ils l’avaient récupérée à l’âge de deux ans, jusqu’à aujourd’hui où elle s’apprêtait à devenir une jeune femme prometteuse. Avec patience et dévouement, son grand-père avait accompagné sa petite fille dans sa scolarité, afin de lui donner les meilleures chances de réussite, tandis que sa grand-mère s’attachait particulièrement à lui transmettre certaines valeurs morales. Aussi, Lexie n’osait pas trop leur mener la vie dure, et savait être reconnaissante pour tout ce qu’elle leur devait.
Néanmoins, lorsque sa grand-mère fut retournée à ses fourneaux, la lycéenne prit son sac et partit rapidement de la petite cuisine, sa tartine à la main. Elle claqua la porte en sortant tout en criant un « à ce soir ! » par-dessus les protestations de sa grand-mère.
En sortant de l’ascenseur, Lexie entama son échauffement dans les rues de Paris. Tout en exécutant son sprint, la jeune fille fouilla dans la poche avant de son sac et en sortit un masque de respiration nouvelle technologie et le plaqua contre sa bouche. L’instrument transparent se fixait sur le contour des lèvres et permettait de filtrer l’air extérieur pollué par des particules radioactives.
À présent, tout le monde en avait un, et pour les malheureux qui n’en possédaient pas, ils ne sortaient tout simplement plus.
Ce matin-là, l’air était humide, et comme toujours, le ciel ne se débarrassait pas de sa couleur grisâtre, désormais éternelle. Alors que de premières gouttes de pluie tombaient, Lexie arriva rapidement devant les grilles du portail du lycée. Les fumeurs, drogués et saoulés étaient encore entassés contre les cendriers et les poubelles, ce qui voulait dire que la cloche n’avait pas sonné. La jeune fille passa à côté d’eux sans croiser le regard d’aucun élève et monta jusqu’au premier bâtiment. C’était un bloc de béton rectangulaire, à la façade décolorée par les années, qui inspirait davantage l’austérité que l’envie d’apprendre. À chaque fois que Lexie s’approchait de l’établissement, son esprit s’imaginait pénétrer dans le temple d’un savoir déformé, orchestré et manipulé par des politiques aux intentions douteuses. La jeune parisienne se rendait bien compte qu’on les formatait selon une doctrine autoritaire, le baccalauréat n’étant plus qu’un outil parmi tant d’autres pour tracer d’office leur destin, et on leur apprenait depuis l’enfance à ne surtout pas sortir du sentier qu’on leur avait balisé.
Arrivée devant la porte de son casier, elle n’eut pas le temps de chercher son badge pour l’ouvrir que la sonnerie retentit. Les couloirs et préaux se vidèrent aussitôt tandis Lexie se dirigeait vers le gymnase situé juste derrière son lycée.
Leur professeur de sport, monsieur Galin, les accueillit à l’entrée du complexe sportif. Comme à son habitude, il était d’excellente humeur et regorgeant d’énergie, toujours glissé dans un jogging un peu ample et un tee-shirt basique unicolore. Pour ce jour, il avait choisi la couleur rouge.
Lexie passa le pas de la porte et bredouilla un vague « bonjour » puis elle alla dans le vestiaire des filles. Elle s’installa devant son porte-manteau habituel et se changea rapidement. Elle sortit la première, comme toujours, et attendit patiemment seule dans son coin que tous les élèves de sa classe se regroupent dans le gymnase.
Elle vit d’abord les garçons déballer les filets et ballons de volley, puis vint le groupe de gothique, les filles sans cervelle et les bourges prétentieuses. Lexie, elle, était assise sur son banc et attendait. Elle n’avait jamais eu vraiment d’amis, se considérant toujours à part de la société, détestant chacun de ses congénères. La solitude ne la dérangeait pas, au contraire, cela lui permettait d’observer ceux qui l’entouraient et de les détester un peu plus. L’adolescente avait attribué ce trait de caractère au fait que ses grands-parents l’avaient élevée dans la méfiance envers les institutions qui les gouvernaient, suite à l’accident tragique de ses parents. Ils avaient tenu à ce que leur petite fille garde une ouverture d’esprit sur le monde et un sens critique de la société dans laquelle elle évoluait.
Le prof siffla dans son sifflet et tous les élèves s’approchèrent pour écouter les consignes du jour. Ils firent rapidement six équipes de quatre joueurs et allèrent s’installer sur les terrains. Il fallait être trois sur le terrain, donc un remplaçant pour chaque équipe attendait sur les bancs. Lexie se proposa de sortir la première et elle alla s’asseoir sur le banc.
Le sifflet retentit, les matchs débutèrent. La jeune fille remarqua vite qu’il y avait un haut niveau de jeu sur son terrain et que les trois gars de son équipe fatiguaient vite. Néanmoins, le score restait assez serré avec leurs adversaires. Alors que Nils, un garçon élancé et au caractère un peu fougueux habillé d’un tee-shirt noir et d’un short gris, venait d’exécuter un superbe smash, Lexie sentit ses paupières lourdes et bailla longuement. Visiblement, elle n’avait pas assez dormi cette nuit. Plongée dans un état second, elle entendit une voix lointaine l’appeler :
- Lexie ! Lexie !
C’était Paul, un autre garçon de son équipe qui lui demandait de le remplacer. La jeune fille se leva rapidement du banc tout en clignant des paupières et s’avança sur le terrain. Nils la plaça sur la gauche en avant et lui demanda de rester toujours face à lui. Le garçon se plaça à sa droite et donna un coup de tête en direction de Nathan, dernier membre de leur équipe. Ce dernier, un adolescent un peu chétif, aux cheveux d’un noir de jais et à la peau pâle, recula d’un pas et servit à la cuillère.
Les adversaires se firent deux passes avant de renvoyer le ballon de l’autre côté du filet. Nathan réceptionna le ballon et l’envoya sur Lexie. La jeune fille plaça le ballon assez haut et proche du filet afin que Nils puisse marquer aisément avec un nouveau smash impressionnant.
Les deux garçons exprimèrent leur joie dans un petit cri de victoire puis Nils adressa un sourire franc à Lexie afin de la féliciter. La jeune fille hocha la tête et se prépara pour la suite du match. Paul remplaça Nathan et le match se poursuivit encore quelques minutes avant que Nathan remplace Nils.
Les dernières minutes du match semblèrent durer une éternité pour Lexie qui sentait la fatigue peser lourd sur ses épaules. Lorsqu’elle entendit le coup de sifflet final retentir, elle s’étala de tout son long au sol, tandis que les trois garçons savouraient la victoire.
Nathan alla annoncer le score au professeur d’EPS et Lexie vit arriver au-dessus d’elle deux têtes transpirantes le sourire aux lèvres. Paul peau tendit la main à sa coéquipière et l’aida à se relever tout en la félicitant avec Nils. Lorsque ses pieds durent la maintenir droite, Lexie sentit sa tête tourner et fit un pas en arrière pour reprendre son équilibre :
- Tu es sûre que ça va ? demanda Paul l’air inquiet.
- Oui, ne t’inquiète pas. Je n’ai pas trop dormi cette nuit, c’est tout. Je suis fatiguée. Beau match, les gars.
- Eh les mecs ! hurla Nathan. On est premier au classement !
Monsieur Galin siffla la fin du cours au plus grand soulagement de Lexie. En retournant dans les vestiaires, elle troqua ses vêtements de sport baignés de sueur par son petit débardeur noir et son jean. Elle s’aspergea de déodorant, afin de masquer l’odeur de la transpiration, les douches étant en panne depuis l’année dernière.
Alors qu’elle s’apprêtait à sortir du gymnase, Nathan lui barra la route dans le couloir en affichant un grand sourire. Alors qu’il s’apprêtait à lui dire quelque chose, une voix féminine le prit de vitesse :
- Il ne te manquerait pas quelque chose par hasard, Roussel ?
Lexie se retourna et vit Aline, une jeune fille ravissante à la longue chevelure brune, ses yeux noisette surlignés par un trait eye-liner et du mascara, et aux formes généreuses, avec son masque de respiration dans la main. Même si Lexie adorait la solitude, elle devait admettre qu’elle était l’objet d’une persécution un peu trop agaçante de la part des filles de sa classe qui avaient, selon elle, un niveau mental plus bas qu’un nourrisson :
- Donne-moi ça, Aline. Ça t’amuse tant que ça de jouer avec la vie des gens ?
- La vie des gens ! Tout de suite les grands mots. Les copines, venez voir ! Roussel est en train de virer écarlate.
- Rends-le-moi ! ordonna Lexie en s’approchant de sa rivale.
Alors qu’elle tentait de récupérer son masque et qu’Aline la narguait d’une façon des plus énervantes, Lexie sentit soudain toute l’agitation autour d’elle s’éloigner. Les voix mélangées se firent moins distinctes et la vue de la jeune fille se brouilla. La lycéenne s’adossa au mur tout en se murmurant qu’elle faisait un malaise, quand soudain, elle eut l’impression que quelque chose la réveillait :
- Stop ! Aline, rends ce masque à ta camarade et va finir de te changer, ordonna posément Monsieur Galin.
L’adolescente laissa tomber le petit objet de technologie sur le sol et disparut dans le vestiaire avec le reste de sa troupe. Le professeur de sport redressa Lexie et lui ramassa son masque puis il l’emmena dans son bureau. La jeune fille s’assit sur une chaise mal à l’aise et attendit. Elle regardait en silence son enseignant chercher quelque chose dans ses affaires, puis il sortit un chocolat et le posa sur le bureau :
- Tu as mangé ce matin ?
- Oui, monsieur.
- Prends, c’est du chocolat. Ça va te redonner des forces.
Lexie déplia le papier et avala le petit carreau de chocolat tout en écoutant son professeur reprendre :
- Il n’est pas cassé ?
- Quoi donc ?
- Ton masque.
En guise de réponse, l’adolescente fit signe que non silencieusement. Le professeur se félicita de cette réponse par un hochement de tête et annonça :
- Bien, je vais te raccompagner jusqu’à l’infirmerie.
- Ce n’est pas la peine, je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit, c’est tout, protesta la jeune fille.
- Je ne tiens pas à ce que tu t’évanouisses dehors.
- Je vous dis que ça ira, répliqua Lexie un peu fermement. Euh, excusez-moi, s’empressa-t-elle d’ajouter.
Mais qu’est-ce qui lui prenait ce matin ? L’adolescente n’avait jamais manqué de respect à l’un de ses professeurs et ce n’était clairement pas dans ses habitudes de leur tenir tête. De nature discrète, elle était du genre à se faire oublier au fond de la classe, et ses grands-parents avaient veillé dans son éducation, à ce qu’elle sache maitriser ses sautes d’humeur. Visiblement aujourd’hui, elle ne montrait pas le meilleur d’elle-même, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs, et son professeur de sport l’avait également remarqué :
- Tout va bien en ce moment, Lexie ?
- Comme d’habitude. Je peux y aller ? Je ne voudrais pas être en retard.
- Tu peux y aller.
Lexie sortit du bureau de monsieur Galin et se dirigea rapidement vers la sortie. Elle plaqua son masque contre ses lèvres et poussa les portes du gymnase. Elle fit le tour du lycée et arriva devant le portail lorsque quelqu’un l’interpela :
- Lexie ! Attends, je voulais te parler.
- Je n’ai pas le temps, Nathan…
- Mais si, allez deux secondes !
Au même instant, la sonnerie retentissait. Lexie franchit les portes du préau sans se retourner vers le jeune homme qui la regardait s’éloigner d’un air penaud, et retira son masque, puis elle monta au premier étage pour aller en cours d’anglais. Elle s’installa à sa table et sortit ses affaires rapidement, tout en réalisant qu’une nouvelle vague de fatigue la submergeait. Alors qu’elle luttait coûte que coûte pour garder les yeux ouverts, Nathan entra dans la salle et lui fit un grand sourire, que Lexie prit soin d’éviter.
Depuis bientôt deux ans maintenant, ce jeune garçon tentait en vain de s’attirer les faveurs de Lexie, mais la jeune fille repoussait ses avances à chaque fois, jusque-là assez gentiment. Elle aimait bien Nathan, c’est vrai, il était gentil et drôle mais elle n’éprouvait aucun sentiment d’amour à son égard. D’ailleurs, ce genre de relation ne l’intéressait absolument pas, Lexie n’éprouvait aucun besoin de se lancer dans une aventure pareille.
Tous les élèves de sa classe s’installèrent rapidement et le cours d’anglais débuta. D’habitude, Lexie aimait bien de madame Chartron, elle les trouvait dynamiques… Mais ce jour-ci, la fatigue eut raison d’elle.
Elle le sentait au plus profond d’elle-même, ils étaient en danger. Elle courait dans les rues de la capitale de manière affolée. Il fallait qu’elle les sauve. Elle avait l’impression qu’un film d’horreur se déroulait dans son cerveau et elle était l’une des actrices…
En arrivant dans le hall de son immeuble, la jeune fille tambourina contre la porte de l’ascenseur après avoir appuyée sur le bouton. Les portes s’ouvrirent lentement, mais elle força le passage et martela le bouton du troisième étage une bonne centaine de fois avant que les portes ne se referment. La montée de l’ascenseur parut s’éterniser, et lorsqu’elle arriva dans le couloir du troisième étage, elle reprit sa course folle jusqu’à la porte de son appartement. Elle chercha son badge et l’inséra dans la fente pour déverrouiller la porte. Dès que le voyant vert apparut, elle abaissa la poignée et donna un grand coup d’épaule dans la porte, puis elle se rua dans le salon… dévasté.
La jeune fille sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine, il y avait du sang partout sur les murs, les meubles étaient renversés, les vases brisés avec leurs fleurs piétinées, les tapisseries déchirées.
Elle se dirigea lentement vers la porte de la cuisine, à moitié arrachée, une boule coincée dans sa gorge. La même pagaille régnait dans la pièce, les casseroles et autres ustensiles avaient volés à travers la petite cuisine. Une chaise était cassée, l’autre renversée. Le frigidaire était ouvert, sa porte enfoncée, et tout son contenu éparpillé sur le sol. Sur la table il y avait un petit mot. Les lettres avaient été tracées avec une lame de couteau ensanglantée. À qui appartenait ce sang ? La jeune fille ne voulait pas connaître la réponse, trop évidente.
Alors qu’elle prenait le petit papier entre ses doigts tremblants, la lumière s’éteignit avant qu’elle ait pu lire le message…
Un cri strident fit fuir le silence paisible qui régnait dans la salle de classe. Alors qu’elle venait de rouvrir les yeux brutalement, et que la lumière du jour venait agresser ses pupilles, Lexie sentit tous les regards se poser sur elle, chose qu’elle détestait. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, son corps la brûlait tandis que des gouttes perlaient sur son front, et ses oreilles bourdonnaient affreusement, l’empêchant de se reconnecter définitivement au brouhaha général de la classe.
Elle se rendit soudain compte que c’était elle qui avait poussé cet effroyable cri. La jeune fille réalisa qu’elle était en panique, mais surtout, qu’elle avait dormi… et fait un terrible cauchemar.
L’adolescente baissa la tête, mais au même moment, sa professeure d’anglais l’interpela pour lui demander ce qui se passait :
- Eh bien, mademoiselle Roussel… Ce sont les ancêtres de la famille royale d’Angleterre qui vous effraient tant ? hasarda madame Chartron.
- Non, madame. Pardonnez-moi, bredouilla Lexie honteuse.
- Ah ! Ah ! Roussel a fait un cauchemar ! Vas-y, raconte ! T’as peur de quoi ? Du noir ? Des fantômes ? Ou… Ou je sais… des êtres humains !
Lexie entendit toute la classe s’esclaffer après la réplique puérile d’Aline. Elle sentit le rouge lui monter aux joues.
Néanmoins, la professeure d’anglais remit rapidement les élèves à leur place et reprit son cours en ajoutant :
- Tâchez de ne pas vous rendormir cette fois-ci, mademoiselle Roussel.
Quelques rires étouffés retentirent, mais Lexie faisait abstraction, ce cauchemar venait de la plonger dans un profond malaise.