Premier Chapitre
Chapitre 1Le cycle des âmes
Un soir d'été, tandis qu'on entendait par une fenêtre ouverte résonner les derniers chants d'oiseaux, un vieil homme tentait de raviver le feu de sa cheminée à l'aide d'un pic de métal. Il retournait patiemment les braises tout en soufflant dessus afin de faire réapparaître les flammes. Il toussota légèrement au contact de la fumée qu'il avait lui même soulevée.
Quand la cheminée s'embrasa à nouveau, il y ajouta une autre bûche puis retourna s'asseoir dans un confortable fauteuil aux larges accoudoirs. Enfin, il ferma les yeux en attendant que la chaleur parvienne jusqu'à lui. Le feu de plus en plus vivace, dévoila progressivement un petit séjour haut de plafond, au confort apparent et à la décoration exotique. Le fauteuil du vieil homme y occupait la place centrale tandis que sur les murs se dressaient de grandes étagères pleines de livres et d'objets insolites. C'est dans cette pièce que ce vieillard, au crépuscule de sa vie, passait désormais la plupart de son temps, lisant et faisant la sieste. Son corps fragile n'avait plus sa force d'antan, aussi lui fallait-il économiser le peu d'énergie dont il disposait. Cela lui convenait car il appréciait le confort de sa maison et il pouvait toujours, lorsque l'envie lui prenait, aller se promener autour du village ou dans la forêt qui bordait sa demeure.
À plus de quatre-vingt-dix ans, il ne ressentait plus le besoin d'aventure ou de nouveauté. Sa vie, pensait-il était déjà bien assez remplie comme cela et il n'avait presque aucun regret lorsqu'il se remémorait son existence car il avait toujours su la rendre aussi riche que possible. Il avait voyagé dans maint pays et découvert un millier de cultures différentes comme en témoignaient les masques, les sculptures, les tissus, les tapis et autres artefacts qui ornaient son salon.
En tant que guerrier, il avait également pris part à certaines des plus grosses batailles de son temps et se savait chanceux car très peu de ses amis n'avaient atteint un âge aussi avancé que le sien. Sa compagne, qu'il aimait plus que tout, l'avait elle aussi devancé en quittant ce monde deux années plus tôt. Il la rejoindrait très bientôt pensait-il, et cette idée lui procurait satisfaction.
Le vieil homme, d'humeur nostalgique, eu soudain l'idée de fumer la pipe comme il avait jadis l'habitude de le faire, jugeant que le moment s'y prêtait. Alors, il se leva péniblement, quittant la chaleur de son confortable fauteuil et entreprit de chercher la boite, celle qui contenait sa pipe et son tabac. Il n'avait cependant qu'une vague idée d'où il l'avait rangée et fouilla donc bon nombre de ses armoires et étagères avant de repérer la petite boite en acajou vernis. Cette dernière était perchée tout en haut d'une grande étagère entre quelques livres. L'homme soupira, il ne l'atteindrait pas facilement. Était-ce bien la peine de se donner autant de mal pour du tabac sec, se demanda-t-il ?
Il ne se découragea pas cependant: il avait eu l’envie de fumer la pipe et c'est ce qu'il ferait, quels que soient les obstacles qui se dressaient entre lui et son objectif. Il s'en alla dans une pièce voisine et revint un instant plus tard avec une chaise robuste qu'il plaça au pied de l'étagère. Il entreprit de monter dessus après une courte hésitation. La tâche fut laborieuse tant le corps du vieil homme était fébrile et maladroit, néanmoins après quelques longues minutes, il parvint finalement à se dresser debout sur l'assise. Il leva la tête. Au dessus de lui, la petite boite en acajou flamboyait à la lueur du feu de cheminée.
L'homme tendit la main vers la boite mais constata assez vite que la hauteur lui manquait toujours. Il se dressa donc sur la pointe des pieds avec grande prudence et porta une nouvelle fois la main vers la boite. Il pu la toucher cette fois mais il eut bien du mal à la saisir car elle était étroitement coincée entre deux grands livres poussiéreux. Le vieil homme insista pourtant et posa même un pied sur l'étagère. Quand il arriva enfin à refermer sa main sur le petit objet il tenta de l'arracher d'un mouvement sec, mais ce geste maladroit n'eut pas exactement l'effet escompté.
Certes, le vieillard parvint à extraire la boite de son rayon mais cette dernière entraina avec elle plusieurs gros livres qui chutèrent sur lui et l'un d'eux le frappa au crâne. L'homme poussa un cri étouffé et tomba à la renverse. La chute ne fut pas grave bien qu'assez douloureuse. Sonné, il resta assis sur le sol quelques secondes avant de reprendre ses esprits. Il constata alors qu'il tenait toujours la petit boite dans sa main et s'empressa de l'ouvrir.
Il trouva à l'intérieur sa vieille pipe de bois noble, son vieux briquet, ainsi qu'un peu de tabac très sec contenu dans une tabatière ovale. Le vieil homme ne put se rappeler la dernière fois où il avait ouvert sa fameuse boite. Il la contempla un moment puis sans plus attendre, bourra sa pipe et l'alluma.
La première bouffée, au gout de cendre, fut terrible et la sensation fort désagréable. Le vieil homme commença à tousser tout en recrachant de grande vapes de fumée noire. Ce fut une bien mauvaise expérience, toutefois il n'en resta pas là. Après tout le mal qu’il s’était donné, il ne put se résigner aussi facilement à abandonner sa pipe. Malheureusement la deuxième bouffée fut tout aussi atroce que la première et les toussotements plus douloureux encore.
Si atroce en vérité, qu'il vida immédiatement le contenu de sa pipe dans l'âtre de sa cheminée en toussant et en se demandant comment il avait jadis pu aimer fumer. Ainsi, tous ses effort ne furent récompensés que par un gout de cendre persistant dans sa bouche. Quelque peu agacé, l'homme remit la pipe dans la boite et entreprit sans attendre de remettre celle-ci à sa place.
Il se leva donc, et c'est à cet instant que quelque chose retint son attention sur le sol, une forme brillante et rectangulaire. C'était l'un des livres qui étaient tombés plus tôt, son image évoqua à l'homme quelque chose de familier. Il le ramassa pour mieux l'examiner et le reconnu après quelques secondes. C'était un très bel ouvrage de couleur rouge et de bonne épaisseur, sur sa reliure subtile s'inscrivait en lettres d'or « Natures et caractéristiques des âmes : un voyage dans le Thangal ». Au bas de la couverture figurait le nom de l'auteur : « Arvurt Morwendal ».
Le vieil homme contempla longuement l'ouvrage, au cours des années il avait tout simplement oublié son existence et se trouva incroyablement heureux de le retrouver. Ce livre appartenait à sa défunte compagne et la simple vue de la couverture fit remonter en lui de lointains souvenirs, ainsi qu'une intense émotion. « Leïnah.. », murmura-t-il et ses yeux devinrent humides. Sentant sa vue se troubler, il essuya ses larmes et alla s'assoir sur le gros fauteuil. Une fois bien installé, il ouvrit le livre sur ses genoux. Il tomba sur l'introduction et commença machinalement à lire les écrits du fameux Morwendal. Cela commençait ainsi :
Avant propos :
«Mon expérience singulière et mon travail obstiné m'ont amené à constater, aussi insensé que cela puisse paraître, qu'il existait bel et bien deux mondes. Deux mondes complètement distincts et différents par bien des aspects mais qui n'étaient pour autant pas dénués de liens. Je n'ai certes que peu de preuves pour appuyer ce que j'avance ici, autre que mon simple témoignage et je ne vous demanderai pas de me croire sur parole, ce qui ne conviendrait d'ailleurs pas à une approche scientifique. Je vous demanderai en revanche simplement de croire à ma bonne foi et à ma plus grande sincérité tandis que je vous raconterai ce que j'ai appris lors de mes étranges expériences. Sachez par ailleurs que j'ai déjà payé le prix de mes propos, jugés trop extravagants, en étant catégoriquement écarté du domaine scientifique par mes pairs qui me prennent désormais pour un fou, un illuminé. Il en est ainsi.
Cela ne me préoccupe guère à vrai dire et n'est nullement suffisant pour me faire taire car je n'émet aucun doute quant à ce dont j'ai été le témoin. J'estime que mon devoir est de vous raconter ce que j'ai découvert même si mon récit heurte, choque ou dérange la croyance établie, tout comme l'explorateur ayant découvert un nouveau continent se doit de raconter ce qu'il a vu. Il en va, je le crois, de mon devoir envers la science et envers l'humanité toute entière. Quelques autres avant moi cependant, ont rapportés des récits similaires aux miens et je ferai parfois références à leurs travaux dans cet ouvrage. Quoi qu'il en soit, je tâcherai dans cette introduction de me montrer aussi clair que possible afin d'être compris par le plus grand nombre.
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En premier lieu bien sûr, il y a le monde que nous connaissons tous. Celui que nous foulons chaque jour et dans lequel vous lisez ces quelques mots, celui qui est peuplé d'êtres vivants, faits de chair et d'os, parcourant la surface physique de la terre quand d'autres, les choses de nature végétales, s'épanouissent en forêts et en récifs. C'est le monde dans lequel les hommes naissent et meurent, et il serait bien inutile que je vous le décrive d'avantage car il nous est déjà si familier, bien qu'il regorge encore de mystère. Dans cet écrit nous l'appellerons « Langhal », « le monde connu ».
L'autre monde, celui que j'ai été amené à entrevoir à plusieurs reprises, si toutefois j'utilisais bien mes yeux, n'est guère comparable au premier. Il est le monde désincarné, invisible, insaisissable. Il est presque impossible de le décrire ou même de le concevoir avec nos sens terrestres tant il s'éloigne du notre. Les couleurs y sont autres, les sons y sont autres et les formes s'y épanouissent singulièrement sur des dimensions inconnues et abstraites. Mon rôle est pourtant de vous en donner une image la plus fidèle possible et je m'efforcerai au cours de cet ambitieux ouvrage de mener à bien cette tâche. J'ai donné à ce monde le nom de « Tanghal », « le monde autre ». Il est le monde des âmes et des esprits, sans doute en avez-vous déjà entendu parler. Il porte et portait cependant bien d'autres noms, variant selon les cultures et les civilisations : « Ormuh » chez les Navruls, « Ortelion » chez les tribus de Sanord ou encore « Uthara » chez les anciennes peuplades du Sud de Rassan. L'existence de ce monde, j'en conviens, relève bien souvent du mythe dans notre époque actuelle. Mon objectif est donc de m'évertuer à vous convaincre de sa réalité car moi, Arvurt Morwendal, j'ai eu la chance et le privilège de le visiter plusieurs fois. Cela vous surprendra sans doute, mais vous aussi l'avez probablement déjà visité, vous l'avez simplement oublié.»
Le vieillard devait se concentrer pour parvenir à lire car sa vue n'était plus aussi bonne que dans sa jeunesse et l'éclairage pas idéal. Cependant, il redécouvrait ces mots avec émerveillement. Ils avaient une saveur bien différente que lors de la première lecture, de nombreuses années auparavant. En outre, il avait a cette époque accusé l'auteur d'être un charlatan. Depuis, par la force des choses, son opinion à ce sujet avait complètement changé. Les yeux de l’homme revinrent balayer le papier.
« Permettez-moi de décrire les liens qui unissent ce monde mystérieux au notre. Le Thangal, comme je l'ai dit, est la maison des âmes. Je parle bien ici du même type d'âme que celles que possèdent les êtres vivants de notre monde. Plantes, oiseaux, grands mammifères, rongeurs, toute créatures qui vit ou meurt sur notre terre, qu'elle rampe, nage ou vole, possède une âme. Toutes ces âmes sans exception proviennent du Thangal, où elles existent sous une autre forme et c'est également dans le Thangal qu'elles retournent après la mort, lorsqu'elles quittent leurs enveloppes organiques terrestres. Ainsi, les âmes sont destinées à voyager entre leur monde d'origine et le nôtre. C'est ce qu'on appellera le cycle des âmes.
Comment cela fonctionne-t-il, me demanderiez-vous ? Je ne peux, j'en ai peur, vous répondre avec certitude. Je ne peux vous dire ni comment ni pourquoi cela se produit car il m'est bien impossible de comprendre quelles forces et quels mécanismes sont ici à l'œuvre et à quel dessein. Je préfère ainsi écarter les théories pour me limiter à ce dont je suis réellement certain, tout ce qui est vérifiable. Ce que je peux affirmer sans crainte, c'est que, dans un premier temps, les âmes naissent tout comme nous naissons et que de la même manière elles peuvent « disparaitre ». Je ne saurais alors vous dire si elles meurent ou si elles s'en vont dans un « ailleurs » dont on ne saurait rien. Quoi qu'il en soit, leur existence est bien plus longue que celle de n'importe quel être vivant peuplant la terre.
Il est alors intéressant de noter que les âmes expérimentent de multiples incarnations sur terre et qu'elles ont, tout comme nous, un âge. Ces derniers concepts sont importants pour comprendre leur étrange nature. Il est également intéressant de constater, qu'aucune âme n'est semblable à une autre, elles sont naturellement différentes, de la même manière qu'aucun humain n'est strictement identique à un autre. Il en est déjà ainsi lorsqu'elles naissent, vierges de toute existence, avant même qu'elles ne commencent leur long cycle.
Nous pourrions diviser les âmes en famille pour tenter de percer leur nature à jour. Prenons par exemple les âmes jeunes, celles qui n'ont connu que quelques existences terrestres. Pures et innocentes pour la plupart, ces dernières s'incarneront souvent en insectes, petits animaux ou en petites plantes, choisissant des existences brèves, ne dépassant parfois pas quelques mois ou quelques semaines. D'autres âmes, un peu moins jeunes, sont avides de savoir et s'incarneront en hommes ou en grands mammifères dont l'existence sera parfois supérieure à un siècle. Elles s'épanouiront ainsi dans l'apprentissage d'une existence riche et variée. Les plus vieilles d'entres elles, celles qui ont connu le plus grand nombre d'existences terrestres, accumulé un grand savoir et une grande sagesse accèdent au statut d'ange, ou d'archange. Un ange ou un archange s'incarnera parfois en humain, parfois en arbre centenaire ou encore en animal colossal vivant plusieurs siècles. Elles deviendront des guides, des professeurs montrant la voie aux autres âmes. Les noms de ces âmes sont parfois bien connus des hommes : Hymael, Zzaru, Selerne, Orphon, Arul, Sekar en sont quelques uns. De telles âmes ont déjà vécu plusieurs millénaires et se sont incarnées des centaines de fois.
Enfin, les plus vieilles de toutes les âmes, celles qui surpassent toutes les autres en nombre d'existence et en sagesse sont amenées à devenir les nouveaux dieux. Le rôle des dieux, actuellement au nombre de dix est de régir les deux mondes, Thangal et Langhal. Vous connaissez déjà leurs noms. Les dieux ne sont ni incarnés ni désincarnés, ils ont acquis une nouvelle et ultime forme et sont libres de voyager entre les mondes. Ils peuvent cependant parfois adopter une forme humaine ou animale et mener une existence banale en apparence dans notre monde, sans que l'on ne s'en aperçoive toujours. »
Le vieil homme lisant ces lignes se rappela qu'il n'avait à l'époque pas cru un mot de ces quelques paragraphes. Ces derniers lui semblaient alors si fantaisistes, si extravagants. Il sourit en repensant à combien il avait eu tord dans son orgueil, se rappela de quel entêtement il avait parfois fait preuve. Il avait depuis appris, parfois à ses dépends, que les dieux étaient bien réels et en avait même rencontré. Il continua la lecture.
« Il existe bien d'autres types d'âme que je décrirai plus tard dans cet ouvrage. Avant de continuer cependant, je dois vous parler de quelque chose de singulier. Vous vous demandez sans doute comment j'ai découvert toutes ces choses et où j'ai déniché toutes ces informations. Je me dois alors de vous répondre avec la plus grande clarté et de vous parler des « voyageurs ». Dans de très rares cas, et j'entends par là que cela n'est pas arrivé plus de dix fois dans notre histoire moderne, apparait un être vivant que l'on appelle « voyageur ». C'est un être incarné quelconque, cela peut être un chat, un scarabée ou un humain qui n'a en apparence rien d'exceptionnel mais qui pourtant possède une capacité incroyable. Ces êtres vivants, voyez-vous, ont la possibilité de passer dans le Thangal au cours de leur existence dans le Langhal. Autrement dit, ils sont capable de voyager dans le monde des âmes et des esprits tout en vivant dans le monde incarné.
Moi, Arvurt Morwendal, je suis un de ceux là, je suis un « voyageur ». Durant ma courte existence humaine, j'ai eu le privilège d'entrevoir l'autre monde, celui des âmes. C'est à ce titre que je me permettrai de vous le décrire le plus fidèlement possible et vous raconterai en détail mes expériences de voyage. Par ailleurs, je veillerai dans cet exercice, à faire preuve de la plus grande mesure et de la plus sincère intention. »
Le vieil homme ferma le livre. Sa lecture avait fait refleurir énormément de souvenirs dans son esprit. C'était toute une époque, tout un pan de son existence qui refaisait surface et cela le ramenait loin, très loin en arrière, au printemps de sa vie.
Son regard se fixa un instant sur les flammes dansantes de sa cheminée et ces dernières lui révélèrent peu à peu toutes les images de sa lointaine jeunesse.