Premier Chapitre
Un petit garçon traversa la ruelle, courant à toute allure. La nuit commençait à tomber et le soleil déclinait doucement. Sa peau halée rappelait la couleur du caramel. Ses cheveux, blonds comme les blés, commençaient à foncer avec l’âge. Sa toge, de la couleur de l’ivoire, était resserrée à la taille par une ceinture en cuir foncé. Ses chaussures portaient deux minuscules ailes aux talons. Il s’arrêta devant une des épiceries les plus exiguës de la ville et observa le vieil homme balayer devant sa porte.— Mon garçon ! Tu es revenu nous voir ?
— Oui ! Vous me manquiez.
— Vous ?
— Les humains !
Sans attendre, l’enfant se remit à courir. Le vieil homme se gratta le menton, perplexe. Le garçon arriva rapidement devant l’un des temples d’Hécate, la déesse de la lune. Il aimait venir ici, apaisé par l’endroit. Peu de gens venaient prier cette déesse, sous prétexte qu’elle n’était pas une Olympienne. Mais le jeune garçon n’avait que faire des attributions, de la hiérarchie et des titres. Il aimait les belles choses et par-dessus tout, il aimait les secrets. Du haut de son jeune âge, il voulait déjà connaître tous les mystères du monde et les résoudre. Et il savait qu’Hécate, mère des sorcières, en connaissait plus d’un.
Alors il priait cette déesse dans l’espoir de la voir un jour. Elle se cachait aux yeux de tous. Il n’était pas rare à cette époque de croiser la route d’un dieu, c’était même une chose assez commune. Ils faisaient leur loi et n'avaient aucun savoir vivre.
Mais le garçon était trop jeune pour faire de la politique. Il passa devant les grandes rangées de colonnes qui formaient la partie ouverte du temple. Les grandes torches avaient été allumées peu avant la tombée de la nuit, éclairant la façade. Le garçon franchit l’entrée accompagné d’une légère brise. L’été était bien entamé en Grèce et Zéphyr, dieu des vents d’Ouest, allait commencer à laisser sa place à Notos, son frère porteur des tempêtes amenant la fin de la saison.
L’intérieur du temple était plus clair, dans les tons ivoire. C’était spacieux et vide. Il n’y avait rien mis à part les rangées de colonnes identiques à celles de dehors ainsi que le Naos, cœur du temple, qui abritait la statue de la divinité. Pas de meubles, juste un sol immaculé et des rangées de torches nous guidant jusqu’à la déesse en pierre, s’élevant jusqu’au plafond. Tout était massif et imposant, surtout pour l’enfant encore si petit pour ce monde si vaste. Le silence accompagnait ses pas. A cette heure-ci, personne ne venait ici. Les familles devaient s’être retrouvées pour manger un bon repas avant de se coucher.
Il prit une petite bougie qu’il alluma dans le noir de la nuit. La posant au pied de la statue de la divinité, il ferma les yeux très fort, désirant enfin la voir apparaître. Mais elle ne vint pas.
Un homme fort et grand entra à son tour dans l’antre de la déesse.
— Que fais-tu là, mon petit ? Je te cherchais partout. Tu sais que ton père n’aime pas quand tu es ici.
— Je voulais juste parler avec Hécate, Acacos.
— Et alors ? A-t-elle entendu ton appel ?
— Non… Elle ne vient jamais me voir… Penses-tu qu’elle me déteste ?
L’homme sourit devant la moue de l’enfant. Mais il ne fallait pas être dupe avec ce chenapan, qui savait déjà rouler les adultes qui l’entouraient. Il avait la malice et la ruse des plus grands de ce monde.
— Hécate n’est jamais très bavarde. Et elle n’aime pas beaucoup le monde des dieux.
— Mais je ne voulais pas la déranger longtemps !
— Que veux-tu lui demander ?
— C’est un secret !
Acacos secoua la tête, habitué aux mimiques de l’enfant.
— Ton père ne t’envoie pas chez moi pour que tu ailles prier une déesse, jeune homme.
— Mais, tu vas lui dire ?
Devant la mine défaite du petit, Acacos éclata de rire.
— Il l’apprendra tôt ou tard.
— Il ne sait pas tout, tu sais ?
— Ah oui ? Et qu’est-ce qu’il ignore ?
L’enfant fronça les sourcils, les rouages de son jeune cerveau se mettant en route.
— Tous les secrets que je connais !
L’homme sourit, toujours autant amusé devant ce garnement des plus espiègles.
— Viens mon garçon. Il est temps de rentrer.
— Je peux rester un petit peu ? Une dernière prière et je rentre !
— Une seule. Je t’attends à la maison.
Acacos sortit sans inquiétude. Le petit était beaucoup de choses. Un fouineur, un voleur, un casse-cou et un sacré rusé. Mais il ne mentait jamais. Pour le moment, il était assez jeune pour que les adultes réussissent à le garder sur le droit chemin. Son père avait de grands projets pour lui et un avenir tout tracé l’attendait. Mais il avait choisi sa propre voie, cherchant les mystères de la vie comme de la mort. Il ferait des ravages quand le temps aurait agi un peu sur lui.
L’enfant se mit à genoux et pria plus fort.
— S’il vous plaît, s’il vous plaît. Déesse. Mon oncle et mon père ont échangé il y a quelques jours au sujet d'une vieille légende. Personne ne veut m'en parler, me disant que c'est un sujet maudit. Je n'ai plus l'autorisation de prononcer le nom de la légende mais je suis sûr que vous, vous savez.
Il répéta ces mots encore et encore, l'espoir se fanant au fur et à mesure que la bougie se consumait, emportant les prières de l'enfant avec la fumée de la flamme s'éteignant.
La volonté du jeune garçon s’amoindrit et il finit par jeter l'éponge. Énervé, il tapa du pied sur le sol avant de se redresser.
— Je comptais sur vous ! Pourquoi me laissez-vous sans réponse ? Une légende n'a jamais tué personne !
Il fit demi-tour, résigné. Un vent traversa la pièce et une voix résonna.
— Tu te trompes, petit homme. Des légendes ont déjà ôté la vie à bien des gens avant toi. Et l'histoire dont tu veux connaître la finalité est très loin d'être un récit pour les petits garçons.
Le petit se retourna vivement, ébahi. Hécate se dressait devant lui, de toute sa hauteur. Elle était à couper le souffle et il faudrait à un homme plusieurs vies pour réussir à décrire sa beauté. Sombre et légèrement effrayante, il se dégageait d'elle une aura mystérieuse et remplie de ténèbres. L'enfant frissonna mais s'avança d’un pas sûr.
— Je n'ai pas peur.
— Je sais bien. Et ça va empirer avec le temps. Je vois ta personnalité se dessiner au fil des années. Tu seras un homme bon et sincère. Mais ta curiosité te mettra souvent en danger.
— Pas si je connais le monde.
La déesse hocha la tête, pensive.
— Il est vrai… Petit filou, tu manies déjà si bien les mots et les esprits…
— Alors ? La légende ?
— Cette légende est l’un des secrets les mieux gardés du monde. Elle a eu lieu bien avant ma naissance et finira sûrement par mourir avec le temps et les âges. Ton oncle la connaît de près pour avoir un lien étroit avec elle mais rien de plus. Les Hommes comme les Dieux ont préféré juste… La sortir de leur mémoire.
— Pourquoi donc ?
— Parce qu’elle parle d’un enfant. Un bébé, bien plus petit, frêle et jeune que toi. Et que les gens sont toujours partants pour la guerre mais jamais pour en assumer les conséquences. Peu importe leur rang.
— Un bébé ? Comment un bébé peut-il provoquer une guerre ? C’est vrai que ça fait bien trop de bruit et que ça ne joue pas avec nous. Le bébé fait-il partie de la légende ?
— Oui et même plus. C'est la légende. Celle de l’enfant maudit.
— Oh…
Hécate fut touché par ses grands yeux émeraudes qui la fixaient intensément. A cet instant, elle ressentait ce qu’une mère pouvait ressentir. L’enfant buvait ses paroles avec beaucoup d’intérêt, pour n’en louper aucune miette.
— Il y a très longtemps, un enfant est venu au monde. Ses deux parents étaient deux divinités puissantes qui régnaient aux côtés de leur comparses. Bien des enfants étaient nés à cette époque où le monde naissait à peine. Mais un oracle prédit l’avenir de cet enfant. Il a annoncé son avènement. Sa venue était synonyme de grands bouleversements. Le changement était en route et une nouvelle ère approchait.
— Acacos dit que c’est une bonne chose, le changement.
— C’est une vision propre à chacun. Mais les divinités ont toujours eu horreur du changement. Trois d'entre elles se sont liguées pour tuer le bébé. La mère a pris la décision de plonger son enfant dans un sommeil éternel, magique. Elle ne voulait pas qu’il grandisse dans un monde où on ne cherchait qu’à le détruire. Mais elle devait partir se battre contre ses ennemis. Alors, elle a utilisé la magie des âmes. Une magie très ancienne et extrêmement puissante. Elle a lié trois personnes à son enfant pour veiller sur lui. Et on a fini par les appeler les protecteurs. Le lien entre les protecteurs et le protégé était incassable et indéfinissable. Les parents se sont battus pendant vingt longues années. Et ils ont fini par repousser les trois divinités. Il n’y avait pas vraiment de victoire à proprement parler, juste un épuisement mutuel et une lassitude que seules les créatures pourvues d’un temps de vie éternel peuvent connaître. Les troupes de chaque divinité étaient décimées et beaucoup avaient trouvé la mort dans les combats.
— Cette guerre a-t-elle vraiment valu le coup ?
— Personne ne le saura jamais. Après les combats, ce fut le moment pour chacun de réfléchir à la suite. Le père de l’enfant était dépourvu de beaucoup de sentiments. L’amour et la compassion en faisaient partie. Il s’était battu pour sa fierté et son honneur mais n’accordait pas la moindre importance au bébé. Alors, quand le décompte des survivants arriva et qu’il se rendit compte que la majorité de sa puissante armée avait été emportée par la mort, sa colère a éclaté. Il a accusé l’enfant d’être à l’origine de tous ses maux. Et dans sa haine et sa cruauté, il a préféré mettre fin à la vie de l’enfant. Ses protecteurs y ont laissé la leur et le monde a retenu son souffle.
— Mais c’est affreux ! Ce n’était qu’un bébé !
— Les destinées sont depuis toujours le centre de tout. A la croisée des chemins, personne n’est à l’abri de courir à sa perte avant même d’être en âge de marcher. Le destin est sans cœur, uniquement là pour assurer le bon déroulé de chaque vie qui s’écoule sur cette terre.
— Pourquoi cette légende était-elle interdite ? Pourquoi personne n’a le droit d’en parler ? Pourquoi en faire un secret ? On devrait tous pleurer ce bébé parti trop tôt !
La déesse déposa sa main sur l’épaule du jeune garçon. Il posait les bonnes questions, même pour un âge si précoce. Elle avait hâte de le voir grandir et devenir quelqu’un dans ce monde.
— A cause de sa cruauté. Personne n’a levé le petit doigt pour venir en aide à la mère quand son homme a volé l’enfant. Et personne n’a réagi quand il l’a éradiqué de la terre. La mort du nourrisson est devenue notre fardeau à tous, même pour ceux qui n’étaient pas encore nés. Il rappelle à tous combien les Dieux peuvent se montrer cruels et combien notre équilibre actuel est précaire. Bientôt, mon enfant, si nous ne changeons pas notre façon de faire, le monde sera condamné. Mais il est plus facile de fermer les yeux que de changer fondamentalement les choses. Alors, bannir de nos mémoires l'existence de l’enfant maudit et le résumer à une légende permet de soulager les consciences.
— Alors, tout le monde finira par l’oublier ?
— Oui. Tout le monde sauf toi. Parce que tu as choisi la voie des secrets et des mystères.
— Je n'oublierai jamais l’enfant maudit. Jamais.
— Tout comme sa mère le pleurera jusqu’à la nuit des temps.
— Quel est le nom de ses parents ?
Hécate réfléchit un moment. C’était mettre potentiellement le petit en danger que de lui révéler ces noms tout aussi maudits, voire bien plus, que l’enfant lui-même. Mais comme il venait de le dire, il fallait bien que quelqu’un se souvienne.
— Ce sont les divinités Erèbe et Nyx. Mais tu ne dois jamais t’approcher d’elles, de près ou de loin. Ils sont à part, puisant leur pouvoir dans une magie extrêmement dangereuse. Ne suis jamais cette voix, jeune homme. Il faut y être destiné pour y survivre.
— Je me tiendrais loin. Comme je garderais ce secret pour moi. Ai-je le droit à une dernière question ?
— Je t’écoute.
— L’enfant. C’était une fille ou un garçon ?
— Une petite fille. Pour le peu que nous en savons.
— Merci, Déesse. Je n’oublierai pas.
— Je le sais. Comme je sais que certaines choses sont immuables dans le temps. Va. Acacos t’appelle.
— Ah bon ? Mais je n’entends rien…
Le petit se retourna pour chercher des yeux son responsable mais ne vit personne. Voulant parler à la Déesse, il se retourna. Mais Hécate était déjà repartie dans son royaume. L’enfant rejoignit Acacos au dehors, qui s’impatientait de ne pas le voir revenir.
— Tu m’avais promis.
— Je sais. Mais la Déesse a entendu mes prières, tu te rends compte !
— Et alors ? Quel secret t’a-t-elle dévoilé ?
Mais l’enfant ne répondit rien, courant au-devant de l’homme en direction de sa maison. Derrière ses manières enfantines, le jeune homme cachait très bien son jeu. Acacos secoua la tête, habitué et connaissant le garçon.
— Que les Dieux te protègent, mon petit Hermès...