Premier Chapitre
CHAPITRE 1L’été n’était qu’à ses premiers balbutiements.
Dès les premières heures du jour alors que le soleil émergeait à peine de l’horizon, une brise légère se leva. Elle virevoltait dans les airs, caressant au passage les épaules dénudées des quelques rares passantes matinales. De plus, un mince filet d’air chaud et sec s’infiltrait en catimini dans les frondaisons, faisant naître des bruissements légers et cristallins. Les arbres s’animaient paresseusement. La nature s’éveillait à la vie pour une nouvelle journée qui s’annonçait agréable.
Depuis quelques jours, les promeneuses de tous âges dévoilaient sans crainte du refroidissement les courbes gracieuses de leur anatomie. Julien Naderre aimait tout particulièrement cette période de l’année. Les robes légères des femmes qui s’envolaient au moindre souffle du vent, les bras et les épaules qui se dénudaient, les jambes enfin libérées de leur carcan de nylon ou de soie, émoustillaient délicieusement ce grand jeune homme que la vie semblait avoir largement gâté.
Ce matin-là, il avait décapoté pour la première fois son coupé Mercédes tout neuf, superbement rutilant sous les rayons déjà chauds du soleil. Ce petit bijou concrétisait ses rêves d’enfant. Le petit provincial dédaigné par les fils de famille était maintenant leur égal. Il se souvenait à cet instant même des brimades, des remarques, des moqueries qu’il avait endurées pendant ses études supérieures.
Ayant intégré une grande école, il avait du s'échiner deux fois plus que les autres, avait vu beaucoup de portes se fermer devant lui alors qu’elles s’ouvraient toute grandes devant les fils des notables.
Sans faillir une seconde, il avait économisé euro après euro pour acheter toujours plus de livres, manger ou se loger. Il avait du faire des petits boulots pour payer ses études. Il en gardait des souvenirs mélangés. Malgré tout, avoir surmonté cette période compliquée le comblait pleinement. Jamais, il ne s’était plaint. Malgré toutes les embûches, il avait tout de même réussi et même brillamment.
Son diplôme d’ingénieur en communication en poche, Julien avait rapidement trouvé un poste intéressant. Depuis son entrée dans le cabinet ROGER et fils, il avait gravi plusieurs échelons et occupait aujourd’hui à vingt huit ans un poste de responsabilité.
Le directeur général l’avait rapidement pris en amitié, voyant en lui le fils qu’il aurait aimé avoir. Sa carrière s’annonçait brillante. Son avenir semblait plus que prometteur. Il était persuadé que tôt ou tard on lui offrirait un poste en haut de l’échelle, celui qu’on ne peut refuser.
Julien avait de l’ambition, il n’allait pas s’arrêter là. Il allait leur montrer,
à tous ceux qui étaient nés une cuillère en or dans la bouche, qu’il était le meilleur.
Bien assis dans son siège baquet en cuir fauve, il savourait le moment présent. La technologie de sa superbe acquisition l’enchantait. La capote noire s’était soulevée en un mouvement large et majestueux puis s’était logée dans l’espace prévu sans le moindre problème. Le capot du coffre refermé, il s’était alors aperçu que plusieurs personnes l’observaient avec curiosité et suspicion.
Sa voiture ne passait évidemment pas inaperçue et sa jeunesse intriguait. Julien lisait dans leurs yeux comme dans un livre ouvert. Ces gens qui devaient trimer pour un salaire de misère, enviaient son beau bijou et éprouvaient pour l’homme un sentiment mêlé de haine, de rancœur et de jalousie. Ils le prenaient évidemment pour un gosse de riches.
Comme ils se trompaient!
Ces gens ne pouvaient imaginer par où il était passé.
Pendant toute sa petite enfance, il avait enduré des choses terribles. Méprisé et maintenu à l'état d'esclave, subissant la violence et les déviances des plus durs, la perversité d'autres. Il pourrait aujourd'hui, bien sûr, dénoncer les actes illicites voire criminels d'hommes influents. Cela ne servirait plus à rien et pourrait même être dangereux!
Sa vie d'aujourd'hui était aux antipodes de celle de cette période terrible. Il n’avait plus rien de commun avec l'enfant soumis, dominé, docile, violenté qu'il avait été. Il voulait tout oublier, tirer un trait sur ce passé douloureux. Personne ne devait savoir d’où il venait.
Ces dernières années l'avaient reconstruit, il était sorti vainqueur des coups d'un monde hostile et corrompu. Son calvaire l'avait rendu endurant, exigeant pour lui et les autres, perfectionniste mais très humaniste.
Malgré les tourments d'autrefois qui avaient failli le détruire, il avait réussi. Sa position actuelle, il ne la devait qu’à lui-même, à son intelligence et à sa volonté. Aucun passe droit, aucune recommandation ni piston!
C'était la seule chose importante!
Julien était fier de son parcours mais gardait les pieds sur terre. Très respectueux de ses collaborateurs, il supportait cependant très mal la médiocrité, les coups bas, la mesquinerie de certains. Bien sûr, tous ne l'appréciaient pas voire le jalousaient mais Julien ne leur en voulait pas.
-On ne peut pas plaire à tout le monde, se répétait-il souvent.
Aujourd’hui, on lui donnait du «Monsieur» à tout propos, on écoutait son
avis, on le respectait. Tout avait changé pour lui. Il le méritait pleinement.
De cela, il en était sûr!
Ce matin-là, il avait rendez-vous avec un chef d’entreprise au sujet d’une
campagne de publicité sur le produit phare de sa société. Le dossier sur lequel il avait travaillé une partie de la nuit pour peaufiner la présentation, était posé sur le siège passager. Cela faisait un mois qu’il travaillait sur le sujet.
Julien bénissait tous les jours Internet pour l’aide efficace et gracieuse que cet outil lui apportait pour monter ses dossiers. Cette source d’informations semblait heureusement inépuisable. Il en souriait malicieusement car les schémas, les graphiques qui lui auraient demandé des heures et des heures de travail voilà une dizaine d’années, avaient été purement et simplement copiés sur quelques sites spécifiques. Il avait gagné un temps très appréciable. Le reste n’avait été qu’un jeu d’enfant pour lui.
Il connaissait bien l’homme qu’il allait rencontrer. C’était un arriviste, un personnage assez peu sympathique et imbu de lui-même. Son intelligence était réelle mais son égocentrisme et sa fatuité lui brouillaient l’entendement et la réflexion.
Julien allait devoir faire un usage immodéré de patience et de sourires de complaisance. Il n’aimait pas cela. Il n’avait aucun respect pour ce type d’homme. Ce genre de personnage le rebutait plus que tout.
Cependant, il devait absolument remporter le marché. C’était à ce prix-là qu’il allait pouvoir se faire encore plaisir en s’offrant d’autres belles choses comme cette voiture de luxe.
Le trajet fut très agréable, l’air doux caressait son visage délicieusement. La brise délicate ne dérangeait même pas le bon ordonnancement de sa coiffure très étudiée. Julien était heureux. Les chevaux obéissants de son bolide répondaient au quart de tour à toutes ses sollicitations. Le ronronnement discret du moteur le sécurisait. Cette journée s’annonçait vraiment sous de bons augures.
Arrivé devant l’immeuble où il travaillait, il s’avança jusqu’à la porte du garage qu’il ouvrit grâce à sa télécommande. Lentement, elle s’éleva lui laissant le passage quelques instants plus tard. Il gagna rapidement sa place numérotée. Il faisait partie des quelques personnes de la société qui avaient une place réservée. Évidemment, ce privilège était un autre sujet de fierté.
Arrivé dans son bureau, il commença par allumer son ordinateur et par trier son courrier. De nombreux mails attendaient une réponse immédiate de sa part comme chaque jour. La plupart des lettres avaient déjà été ouvertes par l’une des secrétaires du service et concernaient son travail en cours.
Seuls les magazines professionnels échappaient à cette habitude. Il fit
mentalement et avec consternation le calcul du temps qui allait lui être
nécessaire pour répondre à toutes ces demandes d’informations et ces
potentiels dossiers.
Au milieu de tous ces périodiques, une lettre semblait s’être égarée. Elle
portait l’indication "PERSONNEL" en lettres majuscules, son nom et son prénom. L’adresse n’y figurait pas. Il pensa aussitôt qu’elle provenait d’un collègue d'un bureau voisin en mal d'informations.
Apercevant son client, il la plia et la mit dans la poche de sa veste sans prendre le temps de la lire.
Le rendez-vous fut plutôt déprimant. Le chef d’entreprise avait été égal à lui-même. Hautain et vaniteux, il n’avait cessé de contester les chiffres des études, de réclamer d’autres éléments de comparaison, d’exiger des conditions financières irrecevables.
Avec un sourire condescendant, il avait écouté Julien lui présenter ses arguments et les détails de son projet. Au fur et à mesure de ses démonstrations, l’homme le regardait avec de plus en plus de suspicion et de doute. Une telle attitude avait bien sûr pour but de le déstabiliser. L’homme espérait ainsi tirer profit de son malaise. Ce sinistre personnage essaya de démonter point par point chacune de ses affirmations et démonstrations à l’aide de contre vérités et de mensonges assénés avec aplomb. Une telle mauvaise foi irrita Julien jusqu’à l’écœurement.
Il avait du batailler ferme pendant plus d’une heure pour enfin remporter le marché. L’homme s’était rendu de guerre lasse à ses arguments. La qualité de son travail avait pesé heureusement lourd dans la décision.
En toute dernière minute cependant, son client n’avait pas pu s’empêcher de négocier des délais de paiement.
Lorsque l’homme avait enfin quitté son bureau, Julien était épuisé et furieux. Ce combat contre la rapacité, la bêtise et la vanité lui avait gâché totalement le plaisir de convaincre.
A midi, il n’accompagna pas ses collègues au restaurant de l’entreprise. Il avait l’estomac retourné et redoutait de ne pas pouvoir supporter les blagues salaces et misogynes de quelques uns d’entre eux. Il préféra aller marcher dans les avenues fréquentées et polluées de la ville. Au milieu des vrais gens, il se ressourçait.
Malgré le flot bruyant et continu des voitures qui pulvérisaient le niveau de décibels et crachaient leurs gaz irritants, il flottait dans les rues comme un air de vacances, de voyages et de légèreté. Julien parcourut rapidement la première dizaine de mètres comme pour fuir son malaise puis ralentit le pas. Une fois le bâtiment hors de vue, il se sentit un peu apaisé.
-Quel sale type! Pire qu’une anguille visqueuse! Il me dégoûte! Il aurait mérité d'être remis à sa place!
Malgré la douceur de la journée, Julien frissonna.
Comme un jeune chien, il s’ébroua pour chasser cette sensation désagréable. Une légère migraine apparut.
Au bout de cinq minutes de marche, il ressentit une violente douleur à l’estomac. Celui-ci venait sournoisement lui rappeler qu’il n’avait rien avalé de consistant depuis la veille. Le besoin de s'alimenter ne faisait pas toujours partie de ses priorités.
La rue était très commerçante, il allait pouvoir trouver un encas pour apaiser ce manque et "cerise sur le gâteau", satisfaire sa gourmandise. Une bonne odeur de pain chaud flottait dans la rue. Il saliva aussitôt. En s'approchant de la boulangerie-pâtisserie, il découvrit une devanture moderne aux larges ouvertures.
D'abord, il se planta devant la vitrine. A l’intérieur le spectacle était tout aussi réjouissant. Des pains de formes et de compositions différentes côtoyaient des pâtisseries variées et plus alléchantes les unes que les autres. Quelques viennoiseries firent l’affaire.
A peine sorti de la boutique, Julien succomba à la tentation de goûter l’un de ces petits gâteaux emballés dans un bien joli papier. La jeune employée qui l’avait servi, avait tout particulièrement soigné l’emballage.
Dès son entrée dans la boulangerie, il l’avait remarquée. Une chose était sûre, elle était ravissante. D’un seul coup, la vie lui sembla plus belle et les humains plus fréquentables.
Dans la première rue à droite, un jardin arboré accueillait chaque jour entre midi et quatorze heures, des employés des nombreuses sociétés installées dans le quartier. Chacun apportait son en-cas et le consommait tout en discutant avec des collègues ou des habitués. L’ambiance était plutôt détendue et sympathique.
Il trouva assez facilement un banc libre où s’installer. Le lieu était agréable car ombragé. Julien dégusta avec délectation une petite brioche fondante puis un croissant aux amandes croustillant.
C’est au moment où il plongeait sa main dans la poche de sa veste pour sortir son mouchoir qu’il sentit la lettre. Il ouvrit l’enveloppe comme d’habitude en la déchirant et sortit la feuille qui s’y trouvait.
Dès qu’il lut les premiers mots, le sang reflua aussitôt de son visage. Blême, les yeux écarquillés par l’horreur, Julien n’arrivait plus à détacher son regard de ce bout de papier. Des mots découpés dans les journaux avaient été collés soigneusement.
Le texte terrible, le renvoyait une bonne quinzaine d'années en arrière brutalement.
Il se leva avec effort. La tête lui tournait. Le souffle court, la démarche raide, il s’éloigna péniblement de cet havre de paix et de tranquillité.
Comme un homme épuisé, Julien prit appui sur chaque arbre qu’il croisait en
bordure du chemin. Chaque pause lui redonnait un peu d'énergie. Hélas, très
vite, le malaise réapparaissait.
Personne ne sembla remarquer cet étrange jeune homme au visage décomposé et au bord de l'évanouissement.
Il avait besoin de solitude pour réfléchir au sens de la lettre qu’il venait de
recevoir. Bientôt, il disparut à la vue de tous.
Julien ne revint pas à son bureau ce jour là ni les autres d’ailleurs!