Premier Chapitre
Tel était Salomon : statique et pompeusement ému, il écoutait résonner les battements de son cœur comme s’il s’était trouvé à l’intérieur d’une église. Ploumploumploum. Ploum ploum. Le palpitant palpitait et l’estomac gargouillait. La manifestation désagréable de ses sons internes le rappelait au vin ingurgité des dernières nuits passées en compagnie d’empathiques flacons et de cuisants souvenirs. Malgré l’ivresse, sa dernière tentative pour se débarrasser de la lourdeur de son espèce avait échoué. Il aurait aimé savoir danser pour inviter la première fille venue à se joindre au tourbillon qui en bas l’attendait, mais il ne contrôlait pas plus ses jambes que le reste de son corps. Las, la liberté qu’il s’était tant promise devrait se passer de la légèreté qui lui donne toute sa saveur…Face à lui, une abeille se réchauffait à la tiédeur de la vitre. Dans son dos, un vieux radiant à particules spectrales défendait l’atmosphère contre toute forme d’agression invisible. Pour le reste, la chambre déserte offrait un spectacle nu : carnets, notes, manuscrits et autres dépouilles, les armes avaient été déposées, carcérées au fond d’une cantine en fer. Le ressac qu’avait longtemps produit le mouvement de l’encre revenant au papier n’était désormais plus qu’un infime écho, une sirène d’usine s’évanouissant dans un rêve.
À l’autre extrémité de l’appartement, à travers la cuisine orange exposée à l’ouest, sourdaient les coups répétés d’une machine devenue infernale. Aux côtés d’un pilon obsessionnel et entêté martelant un sol caillouteux pour le réduire en miettes, une gigantesque tarière fouillait les entrailles de l’ancien parking, tandis que les pinces hydrauliques d’une pelle mécanique écrasante et vorace grignotaient deux barres d’immeubles jugés vétustes. D’ici un à deux ans, une construction contemporaine aux allures de paquebot géant émergerait de ce chaos urbain, mais pour le moment une odeur de terre remuée, de plâtre et de ciment pulvérisés matérialisaient le labeur d’hommes ridiculement petits par rapport à la tâche à laquelle ils se dévouaient avec zèle, à laquelle ils se dévouaient non sans éprouver une certaine fierté à l’idée de concourir à la métamorphose de la quatrième ville du pays. Voltigeant au-dessus d’eux comme une mouche autour d’un cadavre, un énorme lucane engrossait l’atmosphère de son ronronnement métallique et conférait à l’ensemble un surplus de modernité... L’hyménoptère paraissait avoir renoncé à traverser la membrane dure, hermétique de la vitre. Corps au repos, les ailes ployées, il rappelait à Salomon, « voyons…», il chercha sans pouvoir remettre une image sûre ; tant pis, il devait y avoir gisant au fond de la malle qu’il laissait derrière lui un texte relique qui telle une mémoire de secours palliait son amnésie...
Un deuxième camion-benne contourna la place des Bananiers, laissant un nuage brunâtre derrière lui. Il l’observa et dans un réflexe de survie conditionné par tous les articles lus et toutes les discussions entendues à propos de l’impact délétère de la pollution sur les organismes, Salomon retint machinalement sa respiration dans une tentative dérisoire de résister aux particules nocives que le vent portait fatalement dans sa direction. Non loin, l’immense chantier de l’ancien centre de détention venait de commencer, et avec lui tout le quartier ouest du centre de la métropole allait faire peau neuve et prendre de la hauteur. Béton avec un semblant de vue : Un écrin de verdure pour une partition résolument contemporaine. Lumière cristalline et tendresse végétale… Aux quatre coins de la cité, sur les panneaux de deux mètres par trois, les slogans des promoteurs exhibaient des traits de génie et préparaient les investisseurs, mis dans la « confidence de beautés inattendues », à « vivre l’exception ». Là, sur les polychromes de carton dur, des femmes à enfant unique se promenaient dans des espaces pavés et bordurés, croisant des personnes solitaires dans la vigueur de leur âge les bras remplis de paquets, lesquelles rentraient chez elles en arborant le sourire du bonheur, observées par des individus en bras de chemise, portables ou tablettes à la main, qui du haut de leur penthouse doté d’une large terrasse se blasaient imperceptiblement de la vue d’arbres majestueux isolés au sein d’ensembles vitrés traversés par des lumières intenses...
Calme et sérénité en plein cœur de ville... « Révélations » était le nom revendiqué du projet pharaonique que le poète bohémien voyait jaillir de terre telle une pyramide aux confins du désert et, le muscle battant, il ne put s’empêcher de revoir la période furieuse au cours de laquelle il avait erré, sa petite caméra Haute Définition à la main, dans Nadame où il était né, près d’un demi-siècle auparavant, pour enregistrer les images de cette délirante mutation. Nadame maternelle comme Alexandrie et catin alanguie qui s’est offerte à tous les vents pour ne pas sombrer dans l’ennui. Il voyait la ligne verte qui courait à travers la ville comme une traînée de poudre morte et inoffensive, la bave d’un idiot à qui l’on aurait confié un pinceau et un pot de peinture pour s’en débarrasser… « L’homme est une chose imparfaite qui tend sans cesse à quelque chose de… » Salomon soupira de frustration et de dépit, cherchant à bloquer net le flux de pensées et d’images nuisibles qui prenaient un malin plaisir à vouloir enfoncer la porte de sa conscience. Quelques poussières toxiques en profitèrent alors pour s’engouffrer dans l’inspiration qui s’ensuivit, mais comme pour quatre-vingt dix-neuf pour cent des choses qui assemblaient le réel autour de lui, le composant et le décomposant à son insu, il n’en sut rien.
… Neuf heures. L’alcool continuait sa longue descente dans le sang. Infestation par inoculation du foie et de la cervelle, le peu de sommeil, l’épuisement qu’il avait cherché à atteindre pour pouvoir se mettre en route sans le poids tétanisant de la conscience, cette bouche insatiable qui renvoie les sceptiques aux circonvolutions de la raison, le terrassait à présent d’une effroyable langueur. Monette Davidson — qu’il appelait Mrs Davidson ou Lady M —, sa vieille amie rescapée de ses dernières années d’ermitage, l’avait comme chaque année invité pour son repas annuel, le seul qu’elle donnait et auquel elle tenait, qui rassemblait quelques amis poètes et artistes en sa petite ville de Kune-sur-Mer, mais comme chaque année il avait choisi de ne pas y aller, par timidité, par gêne, par une espèce de sauvagerie qui le faisait se méfier des assemblées de plus de cinq personnes, où règne souvent un brouhaha qui empêche toute conversation intéressante de se développer sans être interrompue à tort et à travers par quelque olibrius qui se croit investi de l’animation de la soirée. Mrs Davidson ne lui avait jamais reproché ses absences, car au fond elle partageait son aversion pour la moindre mondanité, le cadre de comités réduits à une dizaine d’invités triés sur le volet de l’amitié ne faisant pas exception à son caractère. Néanmoins, elle tenait à son repas annuel qu’elle considérait comme un de ces rites que les peuplades ancestrales accomplissaient en vue de s’attirer les grâces de telle divinité colérique et monstrueuse. Or, cette fois, la donne changeait quelque peu, car bien résolu à quitter sa thébaïde monstrueuse pour ne plus y revenir, profondément déterminé à vivre une vie d’errance au grand air comme un véritable philosophe lassé des salons et des boudoirs, Salomon envisageait d’un bon œil la possibilité d’une première escale. Elle lui permettrait, croyait-il, de se lancer sur la route sans la crainte du faux départ ni la honte du retour en arrière. Au fond, après toutes ces années d’abstraction, rendre visite à Mrs Davidson était donc la meilleure chose que ce nomade novice et intranquille pouvait envisager pour se donner de l’allant, un élan vers une vie où l’on pouvait toucher les choses, rencontrer des personnes bienveillantes et douées de sensibilité, échanger avec elles sans la moindre craindre de la joute verbale et de l’esprit de domination qui la nourrit.
…
Un homme dissemblable à une ville. L’apprenti-poète n’avait rien construit, rien de solide qui pût renvoyer un quelconque retour sur investissement comme est en droit de le recevoir un homme établi arrivant au mitan de sa vie. Certes, il avait élevé des murs et posé des fondations, mais sa demeure n’était qu’une construction de papier — insoumise et invulnérable matière taillée dans un morceau d’immensité —, un papier dont l’opacité avait résisté à la lumière du jour et à ce faisceau si précieux pour un écrivain, qui est comme un main caressante sur un corps endolori… le regard d’un lecteur. Et pour se rappeler sa tâche immense, sur le chambranle de la cheminée transformée en placard dans sa cuisine, Salomon Saint Clair avait écrit dans une poussière de craie rouge devenue presque indéchiffrable : Rome ne s’est pas bâtie en un jour... nous allons construire Rome. Cet aphorisme juteux de grandiloquence l’avait galvanisé durant quelques mois. Il l’avait écrit dans un moment d’euphorie comme en ont les désespérés, car un esprit prêt à sombrer, dans sa marche au bord du gouffre, s’invente des formules et des potions magiques, mille et un mantras susceptibles de raviver la flamme vacillante de sa quête, mais s’il se les répète d’abord avec passion, au fur et à mesure des nouveaux échecs, lorsque la ferveur va s’atténuant, il les maudit puis les oublie.
… Et ainsi, de manuscrit inachevé en manuscrit n’ayant pas trouvé leur éditeur, de vaine et passagère euphorie en désespoir toujours plus froid, glacial comme l’encre qui se tarit, Rome était restée un projet urbain inachevé, traversée par des voies éventrées, laissée à l’abandon, aux terrains en friche et aux bâtiments érigés par des murs de vent, et ainsi les lettres tracées à la craie s’effacèrent-elles lentement de la cheminée au profit de cartes postales de cinéma ou de poètes sur lesquelles paraissaient veiller tels d’impavides gros chats céliniens les vieux maîtres tant aimés... eux-mêmes jaunissant à leur tour, eux-mêmes s'effaçant inexorablement comme absorbés par le mur de Salomon, à leur tour sombrant dans sa conscience de désastre et de destruction. ...