Premier Chapitre
FIACREEdwenn marchait calmement, pieds nus. La route qui menait à Fiacre était très caillouteusemais elle ne le sentaitétonnament pas. Lorsqu'elle arriva à l'entrée du village, elle revit le bourg très clairement comme elle l'avait toujours connu. Son allée principale, bordée de maisons modestes mais chaleureuses. Quelques terrasses de bois couvertes où discutaient les anciens et où jouaient les plus jeunes. Des arbres majestueux. Quelques nids d'oiseaux sous les toits. L'odeur des cheminées fumantes et de la nourriture dans les marmites. Elle inspira profondément et s'avança un peu plus. Personne ne la vit et personne ne lui parla, car personne ne le pouvait. Cet endroit n'existait pas vraiment : c'était un rêve. Elle l'avait travaillé durant des nuits, mêlé de souvenirs et de détails plus fictifs. Alors que l'Hiver était arrivé dans sa réalité, elle avait choisi le Printemps pour ce songe. Elle leva le visage et les rayons d'un soleil ni trop chaud ni trop étouffant lui caressèrent les joues. L'air était parfumé des champs de fleurs sauvages et de celles qui débordaient des jardinières et des seaux utilisés comme pots. Elle fronça les sourcils et remua les narines : il y avait aussi une bonne odeur de tarte aux pommes qui s'échappait d'une des fenêtres.
Un enfant passa en courant et en riant :
— Freon, murmura-t-elle. Elle se souvint de ce petit garçon intrépide qui galopait souvent entre les jupes des vieilles dames, leur provoquant des cascades de soupirs. Il s'arrêta, se tourna vers elle et elle crut qu'il la voyait. Instinctivement, elle voulut lui parler, mais alors que ses lèvres s'entrouvraient, une silhouette la traversa. Comme un fantôme. C'était celle d'une petite fille, Maeve, qui coursa le garçon et ils disparurent plus loin, à la limite de son rêve.
Elle s'assit sur un siège à bascule, juste en face de son ancienne maison. Entre les planches de la terrasse, des tiges de mauvaises herbes avaient poussé. Elle en arracha une et joua avec, tout en fixant la porte de sa maison. Tout était là : les fissures dans les murs, la bonne couleur des volets, le petit enclos à cochons et même la forme irrégulière de l'avant-toit. Tout ce qu'elle avait connu et qui lui avait paru si ennuyeux pendant des années. Tout lui plaisait à présent.
— Un..., dit-elle à voix basse.
Le vent s'engouffra dans l'allée, balayant les fleurs qui s'écoulaient du bord des fenêtres.
-Deux....
Un nuage passa, provoquant une légère ombre sur le bourg.
-Trois...
La porte de la maison s'ouvrit instantanément. La silhouette de son frère, Lazerian, se découpa dans l'ouverture. Sa chevelure cuivrée capta immédiatement les rayons du soleil et elle se para d'ambre et de rouge. Edwenn se redressa. Elle se demandait parfois si cette représentation de son frère était proche de la réalité ou si, avec le temps, elle s'était largement altérée.Elle hésita puismarcha vers lui en retenant sa respiration. Il parlait avec son épouse. C'était étrange car elle percevait des bribes de voix, mais elle ne comprenait pas les paroles. La porte se referma et Lazerian fit quelques pas à côté d'elle avant de s'arrêter net. Il bougea la tête, regarda à droite et à gauche, et pendant ce bref instant, la jeune femme crut que le rêve avait rejoint la réalité. Elle sourit, les larmes montant peu à peu dans ses yeux. Dans un mouvement lent, elle tendit son bras : au moment où elle pensait toucher le tissu de sa veste, elle ne fit que traverser le dos de son frère qui reprit sa marche et s'éloigna. Silencieuse, elle baissa doucement le bras mais ne pleura pas. Lazerian était parti depuis bien longtemps et elle en avait fait le deuil. Ou presque.
— C'est donc à cela que Fiacre ressemblait avant ?
—Oui, répondit Edwenn d'une voix rauque, c'était un bel endroit finalement.
—C'est ce que je vois, affirma la voix, j'aurais pu aisément y vivre.
—Duir...je ne suis pas certaine d'être prête pour une discussion cette nuit, soupira-t-elle en observant la silhouette de son frère s'évanouir en volutes colorées, je crois que je suis un peu triste et nostalgique.
-Duir ? Mais qui est Duir ?
Edwenn se raidit d'un seul coup. Elle ne s'était pas retournée. Elle n'en avait même pas eu le réflexe. Elle avait cru que Duir le Solide, Maître Arbre et esprit sylvestre de Colombe, était là, comme il l'avait si souvent fait dans ses songes lorsqu'elle habitait à Eibhleann. Mais alors...qui donc pouvait lui parler ? Les autres personnesn'était que des morceaux de rêve collés les uns aux autres. Tout était contrôlé par son esprit. Elle pivota très lentement, s'attendant certainement au pire. Lorsqu'enfin elle découvrit l'étranger, ses yeux devinrent deux billes brillantes.
Ce ne fut pas le pire qui se tenait derrière elle, mais certes pas le meilleur.
Lucetmel était immobile, plus grand que dans ses souvenirs, le corps couvert d'une cape de Nuit sombre, constellé de lueurs bleutées. Ses yeux détenaient la même apparence, bien qu'ils affichaient une expression glaciale. Sa peau nacrée luisait sous la lueur du Printemps et ses cheveux avaient poussé en des boucles noires et élégantes. Il ressemblait tant à Jezekael qu'elle en eut la gorge serrée. Mais quelque chose d'autre s'était blottie dans son regard : elle ne sut dire quoi, mais ce que voyait Edwenn était le reflet de l'âme de Duane.
-Comment...comment fais-tu pour être là ?
Elle observa les alentours, effrayée de voir débarquer des Obscurités ou des Chimères...ou peut-être Camall.
-C'est une capacité que les Faës de Nuit ne développent pas pour des raisons éthiques, expliqua-t-il en marchant les mains derrière le dos (Une attitude similaire à son père), mais elle peut être utile. Aller dans l'esprit de quelqu'un, y découvrir son passé, sa mémoire, est un don fabuleux et une aubaine incroyable.
Edwenn sentit une larme de gel couler dans sa gorge. Elle se sentit soudainement nue et vulnérable face à lui.
-Tu viens pour me tuer ?
-Oh non, non....
-Evidemment, ce n'est qu'un rêve, chuchota-t-elle pour elle-même.
-Cela ne fait aucune espèce de différence, argumenta le jeune Faë en continuant d'admirer le rêve d'Edwenn, je pourrais combattre ici, contre vous, mourir ou vous tuer.
Il laissa un moment de silence passer entre eux.
-Mais je ne le ferai pas.
-Alors pourquoi être ici ?
Autour d'eux, les villageois continuaient d'alimenter le rêve. Certains traversaient le corps de Lucetmel ou bien celui d'Edwenn. Un chien aboya au loin et des oiseaux s'envolèrent. Une nouvelle salve de parfums fleuris circula entre eux. La brise était tiède et douce. Lucetmel resta un moment sans parler, un peu perdu dans ses pensées. Edwennle voyait clairement : ce combat intérieur qu'il menait sans cesse. Il restait auprès de Camall, mais en vérité, il souffrait de la situation. C'est pour cette raison qu'il venait à elle, si ce n'était auprès de son père. Il ne l'avouerait jamais, mais il se sentait en confiance avec elle.
-Tu devrais venir à nos côtés, proposa-t-elle sans hésitation, Lucetmel, tu n'as rien à faire avec les Chimères et les Obscurités.
-Elles me comprennent, dit-il avec une évidence désarmante, elles m'aiment et me respectent pour ce que je suis.
-C'est ce que Camall essaie de te faire croire, mais n'oublie pas que les Chimères ne sont que mirages et mensonges. Ce sont leur nature.
-Mais c'est ce que je suis aussi! ,grondaLucetmel d'une voix grave et rocailleuse. Il tourna un regard furieux vers elle et son visage se zébra de veines grises. Il se transforma un peu, à la manière des Chimères. Elle se tut, la bouche sèche et le corps tambourinant contre sa poitrine. Il s'approcha d'un pas sûr.Edwenn se mordit la langue d'avoir été si maladroite.
-N'est-ce pas...ce que je suis ? , demanda-t-il encore et sa voix s'effrita sous l'émotion, une maudite Chimère. Un fils d'Homme. Le fils de la princesse bannie de Nuit.
Dans le rêve, une Faëry se dessina tout près d'eux. Edwenn reconnut Lueur. Puis elle disparut aussitôt.
-Cela ne compte pas, coupa la jeune femme avec un geste de la main, rien de tout cela ne compte. (Il l'accusa du regard)Enfin si ça compte mais....tu es aussi le fils de Jezekael et le neveu de Luner : ta place est à leurs côtés. N'écoute plus les mensonges de Camall. Ils te rongent l'esprit et la raison.
-Cela ne compte pas ?, répéta-t-il calmement.
Il se rapprocha et la domina. Elle fut engloutie par les ténèbres qui se dégageaient de la cape de Nuit. Même le soleil disparut derrière le visage de Lucetmel.
-Lorsque j'ai tué Tenag Heneg, n'avez-vous pas ressenti de la colère envers moi ? Est-ce que ça aussi...ça ne comptait pas ?
Edwenn soutint son regard mais elle se sentait déjà défaillir à mesure que la vision de l'Elfe-Cerf lui revenait. Son corps inanimé et sa tête détachée du reste. Elle se souvint de l'odeur métallique du sang et du Royaume de Nuit qui avait sombré autour d'eux. Les Sages étaient morts. Eibhleann avait brûlé. Le monde, ses croyances, ses Dieux....tout s'était effondré.
-Je....
Ils se toisèrent en silence.Edwenn ne put exprimer ce qu'elle ressentait tant elle était perdue dans ses sentiments envers le jeune Faë.
-Vous voyez. Vous ne serez jamais capable de vivre avec le meurtrier d'un de vos plus fidèles amis. Qui plus est...d'un Sage de Féerie. J'ai outrepassé trop de règles,Edwenn, pour obtenir votre pardon.
-Je t'en prie, cesse de parler de Tenag Heneg, marmonna-t-elle, la gorge serrée.
-Mais pourtant je l'ai fait. J'ai forgé cette épée à partir de mon pouvoir chimérique.
Il délia ses doigts devant elle et une épée géante se dessina, atteignant rapidement le sol. Edwenn recula, les poings serrés, attendant le moindre geste de sa part.
-Et même si vous, vous arrivez à dépasser cela....ce dont je doute...croyez-vous que mon père, les Faës de Nuit, du Sud, vos amis, pourraient m'accepter ? M'aimer ? Me défendre contre tous mes ennemis?
Elle inspira profondément, relâcha les muscles de son dos raide et releva son regard vers lui :
- Ils le feront. J'en suis certaine. Rejoins-nous.
La réponse d'Edwenn désarçonna Lucetmel qui s'était certainement attendu à de la colère de sa part. Sur la route de Fiacre, une Femme s'approcha doucement d'eux : elle avança les pieds nus et le regard triste.Edwenn ne la connaissait pas et elle comprit rapidement qu'elle ne faisait pas partie de son rêve.
Elle provenait de l'esprit de Lucetmel.
Une fissure de plus. Il se laissait déborder par ses émotions.
La femme était plutôt grande, vêtue d'une robe très épaisse et pourvue d'un col de fourrure. Sa chevelure blonde descendait en une natte unique sur son épaule droite, et son visage parsemé de tâches de rousseur, dégageait autant de douceur que de chagrin. Elle ne portait aucun bijou, mais la Fée d'Ambre, pendentif que portait toujours Lucetmel, s'embrasa sous la cape du Faë alors qu'elle s'approchait.
-Tu dois l'écouter, conseilla la jeune femme blonde en désignant Edwenn, tu sais qu'elle a raison.
Lucetmelsecoua la tête et fixa le sol avec dureté. A nouveau, la défense se forgeait autour de lui comme une muraille imprenable. C'est à peine s'il osait regarder vers la nouvelle venue.
-Till ! , cria-t-elle mais sa voix était comme essoufflée, si tu ne le fais pas pour ton père, alors fais-le pour tes parents adoptifs et pour moi !
Il tressaillit et laissa échapper un soupir de douleur. Le souvenir de Dagmar et d'Halvard était toujours douloureux. Ce fameux jour où Front-de-Mer avait connu le meurtre, le complot et le sang. Où il était devenu le monstre que tous souhaitaient.
À la Lune de Sang,
Sous les arbres et dans les plaines
Qu'entends-tu ? Que vois-tu ?
Le hurlement du loup,
Le grondement du boeuf,
Sabots, crocs !
Ingolf arrive, Ingolf arrive...
La comptine résonnait encore dans sa tête.
-Tu ne sais rien Holda..., murmura-t-il en levant la main pour la faire taire.
Edwenn assistait, impuissante, au dialogue entre le Faë et la jeune femme qu'il avait certainement connue en Terres d'Hommes.
-Je t'avais prévenue, ajouta-t-il en fermant les yeux, je t'avais dit que la Féerie nous séparerait mais tu songeais alors que ce n'était rien. Tu n'en avais pas peur. Tu n'en as jamais eu peur.
Il releva enfin son visage. La Fée d'Ambre rayonnait sur sa tunique. Elle dévorait les ténèbres de sa cape, comme un cœur enflammé.
-Tu es morte à cause d'elle. Et je suis un enfant de Féerie.
-Mais aussi un enfant des Hommes, ajouta la jeune femme de sa voix perdue.
-C'est ce que tu as toujours voulu croire, mais regarde-moi : ai-je la peau d'un Homme ? Ai-je le regard d'un Homme ? Ai-je seulement l'âme d'un Homme ?
Avant de continuer, Lucetmel se rendit compte qu'il avait longtemps parlé en oubliant la présence d'Edwenn. Il lui adressa un regard interdit et ajouta simplement :
-Je dois partir.
-Non, attends !
Il fit volte-face, sa cape volant à ses pieds. Il traversa la vision de la femme blonde qui s'éteignit à son passage. Edwenn courut après lui, mais il était déjà loin.
A l'autre bout de la route, son frère Lazerian semblait l'observer. Derrière lui se trouvait une ombre à la chevelure mouvante. Elle déglutit difficilement.
Elle distingua un buste large, des épaules imposantes et de son bras gauche... pendait une longue chaîne de brume noire. La silhouette tourna son visage vers elle. Elle ressentit immédiatement de la peur et son corps tout entier se glaça.
L'Obscurité, appelée aussi Bronach, se détacha de son frère et marcha vers elle, le regard fixement accroché au sien. Elle se sentit entièrement figée. Ses pieds nus ne pouvaient plus bouger. Sa respiration s'accéléra alors que la chose traînait sa chaîne de manière morbide sur le sol. Elle tenta de s'échapper, mais la distance entre le Bronach et elle fut subitement raccourcie. Il la surplombait de toute son ombre de Nuit, puissant et silencieux. Elle écarquilla les yeux alors qu'il abattait la chaîne sur son crâne. Elle tourna les talons en hurlant et un tout nouveau décor l'enveloppait.
Elle n'était plus à Fiacre. Elle était de retour en Terres de Nuit, ses pieds nus s'enfonçant dans le sable. Le Bronach avait disparu. Elle retint son souffle, alors que son corps penchait dangereusement au-dessus du vide. Elle était au bord d'une des nombreuses falaises du Royaume sous le Vent, l'océan Morgad s'étendant devant elle. Les vagues grondaient sur les rochers et les sirènes ne semblaient plus respirer. Le vent frais secoua sa chevelure.
Quelque chose l'étouffait. Quelque chose qui était étranger à son corps mais qui avait pourtant réussi à entrer au cœur de sa poitrine. Elle la toucha du bout des doigts, interloquée.
-Edwenn! , héla la voix de Jezekael derrière elle.
Elle se tourna vers lui, ses joues baignées de larmes chaudes. Elle pleurait. Lorsqu'elle regarda derrière elle, elle vit bon nombres de ses amis, blessés et Pern aussi. Un corps était à ses pieds, mais il était impossible de distinguer son visage.
-Edwenn, je t'en prie ! , insista le Faë du Nord. Il paraissait désespéré.
La jeune femme savait exactement quoi faire. Même si un profond chagrin l'étouffait et même si elle aurait voulu fuir la falaise et ne plus se retourner.
Elle devait le faire. Elle devait reculer d'un pas. Laisser son corps tomber dans l'eau. Elle devait....
-Mourir, chuchota-t-elle pour elle-même, et ses traits se détendirent un peu, comme si la simple expiration de ce mot l'avait libérée de sa peur.
L'instant d'après, elle chutait dans le vide, ses cheveux virevoltant follement autour de son visage. Elle tenait fermement le pendentif de Maenowen dans le creux de sa main moite. Tout ce qu'elle entendit alors était le hurlement de Jezekael qui n'avait pu l'arrêter.