Premier Chapitre
Année 2000 en MoselleLe soleil s’était invité aux obsèques mais il refusait de porter le deuil. Ses flèches capricieuses s’amusaient à transpercer de paresseux cumulus pour aller éblouir le cimetière de Behren-lès-Forbach et caresser la vaste mosaïque de tombes sur les hauteurs de cette cité minière de la Lorraine frontalière. Les années n’avaient pas encore posé leur patine sur les pierres tombales alignées en rangs militaires serrés. L’extinction aussi naturelle que rapide de toute une génération de mineurs arrivés en masse au lendemain de la guerre avait nécessité l’ouverture de ce nouveau carré au cimetière communal en restreignant l’espace. Le granit poli jouait avec le soleil et renvoyait ses rayons comme autant de miroirs. La diversité des monuments, les épitaphes aux noms étrangers et les plaques hétéroclites témoignaient du cosmopolitisme de ces lieux où reposent des expatriés de plus de vingt pays. C’est ici que s’inscrivait la dernière page de l’histoire des vaillants soldats que la bataille du charbon avait attirés en Lorraine. Waldeck le Polonais que l’on enterrait aujourd’hui venait s’inscrire à son tour dans la lignée.
« J’invite la famille à se rassembler ici pour la dernière bénédiction. » D’une voix posée et ferme, le maître de cérémonie des pompes funèbres dirigeait la maigre assemblée. Sa longue expérience lui avait appris à gérer le deuil comme une matière palpable indocile qu’il fallait canaliser. Il savait que les proches des défunts lui étaient reconnaissants de conduire la cérémonie et de leur éviter toute réflexion d’ordre pratique. Réunie face au cercueil qui brillait au soleil, la petite assemblée entourait une vieille femme recroquevillée dans un fauteuil roulant. Le groupe s’était laissé gagner par une torpeur incongrue en ces lieux baignés par une chaleur inhabituelle pour la saison.
Du haut de ses quatre ans, le petit David trépignait d’impatience. Tout à l’heure, il avait subi stoïquement la messe d’enterrement dans la chapelle, engoncé dans son costume tout neuf, coincé entre ses parents qui préalablement l’avaient submergé d’un flot de recommandations. Maintenant, revenu au grand air, David trouvait le temps long. Ses yeux s’égaraient avant de venir capter le vol d’un papillon blanc précoce. Le garçonnet avait du mal à faire le lien entre cet arrière-grand-père qui parlait si bizarrement et cette caisse en bois devant lui. Clin d’œil de la vie au monde des morts, le papillon poursuivait ses arabesques autour d’un massif floral et semblait narguer l’assistance. David n’y tint plus, il oublia le cadre solennel et toutes les recommandations de ses parents. Il s’échappa des mains de sa maman et se mit à courir après le papillon qui à présent tournoyait autour du crucifix, tout près du cercueil. Au courroux des parents les autres proches répondirent par un sourire complice, heureux de cet intermède décrispant, le premier de la journée. Le prêtre qui venait d’entraîner l’assemblée dans un Notre Père timide jeta un regard amusé au gamin avant de bénir le cercueil et de quitter le cimetière. Pour lui la tâche était accomplie.
Le maître de cérémonie reprit ses directives : « Je vous prie de patienter ici, s’il vous plaît ; vous pourrez rejoindre la tombe plus tard ! » L’assemblée regarda s’éloigner les quatre employés des pompes funèbres conduisant le chariot porte-cercueil dans l’allée centrale avant de bifurquer dans l’étroite traverse jusqu’au tombeau ouvert, là-bas au loin. L’exiguïté des travées ne permettait pas aux proches d’accompagner le convoi et d’assister à la descente de la bière. L’arrivée massive de cette population de mineurs s’était répercutée jusqu’au vieux cimetière du patelin, qu’il avait fallu agrandir tout en serrant les rangs. Un compromis parmi d’autres. Ici, la nécropole officiait comme juge de paix réconciliant pour l’éternité deux communautés qui ne s’appréciaient guère, s’évitaient souvent et parfois même se battaient, celle du vieux village lorrain et celle de milliers de nouveaux arrivants.
Là-bas, loin de la famille, le cercueil bascula dangereusement et de façon peu solennelle au moment de descendre dans le caveau. Voilà, c’était fait, le corps de Waldeck ne quitterait plus le sol de Lorraine. Dix années plus tôt, le Polonais et Frida, sa femme, avaient eux-mêmes choisi cette sépulture et la pierre en granit noir qui ne portait pour le moment que l’inscription « Famille Z. » Au fil des ans un malaise grandissant avait saisi Waldeck à chaque fois que sa promenade l’amenait devant cette tombe. Apparaissait alors sous ses yeux l’image du petit cimetière de son village natal, là-bas dans la campagne de Cracovie, qu’il n’avait revu qu’une seule fois au cours du demi-siècle passé.
Les employés des pompes funèbres avaient quitté les lieux par un chemin de traverse. La famille du défunt, laissée seule, s’était approchée et entourait à présent ce trou béant pour se recueillir. Au milieu d’elle, Frida, la veuve, une vieille femme affligée par la maladie, écrasée par le poids des années sans joie, avait dû abandonner son fauteuil roulant. Confrontés à l’étroitesse des lieux, les proches avaient dû la soutenir pour aller au-devant du caveau ouvert. Le groupe se trouva bien déconcerté dans ce silence subit où tout cérémonial avait disparu. Il ne s’attarda pas.
Tout en haut du cimetière deux communautés immigrées avaient cultivé leur différence. Caché par une haie, le carré musulman abritait quelques tombes austères où le croissant étoilé remplaçait la croix. Il jouxtait les enfeus siciliens, longue enfilade géométrique de caveaux aériens où derrière des verrières fleuries des niches en béton accueillaient les cercueils sur trois niveaux. C’est d’ici, debout entre les deux espaces pour immigrés, que Luigi, un vieillard, observait de loin les obsèques de Waldeck. Auparavant, il s’était recueilli longuement devant l’un des enfeus. Il avait ôté quelques fleurs fanées dans la vitrine puis il y avait déposé un rose rouge. Avant de refermer la porte vitrée, il avait posé solennellement la paume de sa main sur la plaque mortuaire où le portrait d’une femme en médaillon lui souriait. L’émotion avait saisi le vieil homme. Tant de souvenirs se cachaient derrière cette image. Après un dernier regard au caveau, il s’était posté là-haut à l’écart. Pendant toute la cérémonie qui se déroulait en contrebas, à l’autre bout du cimetière, Luigi avait patienté et attendu le départ de la famille. Maintenant seul, il s’approcha de la tombe ouverte et traça un rapide signe de croix. Lui qui n’avait plus pleuré depuis 1950, l’année de son départ de Sicile, sentit des larmes inonder ses yeux, en proie à des sentiments complexes. Devant cette tombe béante, en cette journée si particulière pour lui, il pleurait la fin d’un chapitre de sa vie. Peut-être pleurait-il aussi cet homme, là au fond du trou dans son cercueil, immigré en Lorraine comme lui, mineur de charbon mille fois croisé sur le chemin du même puits, éternel voisin mal compris. Waldeck le Polonais et Luigi le Sicilien, au destin si proche, ne se parlaient plus depuis un demi-siècle. Seul face à la tombe, le regard fixé sur le cercueil, Luigi osa à présent :
« Salut Polack ! »
L’insulte si souvent proférée sortit d’une voix ferme et se teinta cette fois d’un immense respect. Les larmes de Luigi étaient taries. La mort de Waldeck, l’extinction d’une génération et surtout la confrontation avec sa propre destinée l’avaient submergé tout à l’heure. À présent, le vieil homme avait recouvré sa contenance. Il se sentit ragaillardi ; il se redressa et respira avidement l’air du printemps réveillant aussitôt cette sacrée toux qui ne le quittait plus. Qu’importe. L’horrible indécision qui le tenaillait dans les derniers mois s’était envolée. Sa résolution était prise. Il ne serait jamais enterré ici.