Premier Chapitre
Une mystérieuse plumeDes kilomètres et des kilomètres s’étendaient le long de la plage déserte. Les bourrasques du vent annonçaient une tempête ravageuse. Le seul point lumineux à l’horizon venait d’une géante lune découpant le ciel noirci par les nuages. Des milliers de sillons qui s’entortillaient les uns dans les autres gravaient sa surface de teintes rougeâtres.
Le vent propulsa les vagues avec une telle force qu’elles s’élevèrent de plus en plus haut dans la mer et formèrent bientôt un tourbillon déchainé au beau milieu de nulle part. La boule aux cratères illuminés s’agita en tournant sur elle-même.
« Elle est ici ! » Résonna un murmure lointain. Un murmure puissant, assourdissant.
Soudain, tout autour de la boule émergea un halo lumineux et la lune se divisa en une myriade de minuscules morceaux. Certains d’entre eux disparurent, d’autres se muèrent en silhouettes. Des silhouettes énormes aux ailes fouettant l’air brouillé de pluie. Des voiliers en dérive, des hommes. Soudain le tourbillon engloutit tous les morceaux de lune.
Seul un minuscule point coloré émergea du lot qui se dissipait. Le point prit la forme d’une longue plume orangée flottant en l’air. Elle s’élança jusqu’au rivage, comme propulsée par la force du vent. Elle accéléra et fonça droit sur Céleste.
La jeune fille se leva de son lit, arrachée à son sommeil dans un spasme de frayeur.
A mesure que les éléments s’effaçaient de sa mémoire, le murmure de la lune ne cessait de se répéter dans sa tête. Elle oublia bientôt tout le reste.
« Elle est ici… ». Ces trois mots prirent un sens tout à fait déroutant à force de les ressasser. Céleste posa ses pieds sur le sol humide et glacial puis regarda par la fenêtre rectangulaire au coin de sa chambre. La pluie battante formait une brume au sol, une brume constante qui voilait la ville entière depuis le début de septembre, donnant l’illusion que le soleil ne réapparaitrait plus jamais. Une aube sombre projetait de fines lueurs à l’est.
Céleste se leva et choisit la tenue la plus accessible du tiroir : un pull rayé en laine et un vieux jean troués. Elle tâta son cou et y retrouva son pendentif doré, puis elle le dissimula sous son t-shirt. Elle posa ses yeux sur l’horloge. Six heures trente. C’était tout juste le bon moment pour aller réveiller sa sœur et son frère. Et ce n’était pas encore l’heure du réveil de son père.
La jeune fille traversa sa chambre en enjambant des piles d’habits. Sur son bureau trainait un fouillis de livres et d’accessoires. Elle se dirigea vers son miroir. En regardant brièvement son reflet, elle grimaça à la vue de ses cheveux bouclés, hirsutes et ébouriffés tombant sur ses yeux marron. Une bouche charnue adoucissait les autres traits de son visage allongé. Elle haussa les épaules et sortit de sa chambre.
- Esther, c’est l’heure, allons-y ! Chuchota-t-elle en entrant dans une petite chambre. Sur le mur, des coquillages, des cailloux aux formes géométriques, des centaines de bandes dessinées garnissaient l’étagère.
- Laisse-moi tranquille. Je dors !
- Tu m’as dit qu’on le ferait une dernière fois, tu ne peux pas changer d’avis !
- Ahh… geignit la petite voix au fond de la chambre. Vas réveiller Tiago et j’arrive, soupira-t-elle finalement.
Au même instant un garçon d’une dizaine d’années surgit dans le couloir : « On y va ? »
La pénombre laissait entrevoir la silhouette menue d’un garçon au visage osseux et piqueté par quelques boutons d’acné qui grimpaient jusqu’à ses oreilles. De petits points brillants nichaient au fond de ses yeux rapprochés.
« Chut ! Tiago, il ne faut pas que papa nous entende. » Le jeune garçon fit mine d’imiter grossièrement sa sœur en secouant ses cheveux clairs et mi-rasés.
Céleste leur fit signe de la suivre. Ils enfilèrent leurs chaussures en douce et se glissèrent hors de la maison. A l’extérieur, une forte pluie brisait le silence nocturne. Les trois jeunes ne remarquaient plus l’odeur poignante d’ammoniac et de cochon mouillé provenant de l’usine de transformation du porc, au bout de la rue.
Dans le jardin, un grand arbre se dressait au centre. Sur son tronc était construite une cabane en bois de chêne, inclinée comme si elle allait tomber à tout moment. Un gros morceau de tôle était posé en plein milieu du toit pointu, dont la hauteur surplombait celle de la maison. Ils grimpèrent sur l’échelle qui menait à la cabane.
Céleste poussa la vieille porte qui grinça lourdement, puis ils entrèrent. Sur une fenêtre au centre du mur était accroché un vieux rideau rouge déchiré. Divers objets remplissaient la pièce sombre et humide. Des photos, des lettres, des dessins, ainsi que des jouets brisés qui jonchaient le sol et les étagères. Céleste se saisit d’une grande boite bleue sur un meuble dans le coin de la pièce, puis elle la déposa au sol en sortant une clé de sa poche.
Au-dessus de sa tête, des gouttes d’eau coulaient. La jeune fille leva les yeux et constata que le morceau de tôle ne recouvrait plus entièrement le trou dans le toit. Les gouttes d’eau tombaient dans un sceau qui débordait près d’elle. De la fiente d’oiseau dans un des coins et de l’eau sale lui firent prendre conscience que sa cabane, dans laquelle elle avait passé tant d’heures étant enfant, se décomposait à présent. « Faisons vite, avant que le toit nous tombe sur la tête.
Céleste inséra la clé dans la serrure pendant que son frère et sa sœur s’assirent à ses côtés.
« Arrête Tiago ! » s’écria Esther.
Le petit frère de Céleste brandissait son nouveau téléphone en s’approchant du visage de sa sœur. Un large sourire espiègle lui grugeait le creux des joues. Il roula les yeux et s’adressa à sa plus grande sœur : « Dites bonjour à la caméra, madame, vous êtes en direct !
- Tu es certaine qu’on devrait recommencer cette année ? demanda Esther. Et si papa le découvrait, il serait furieux !
La sœur de Céleste était petite et un peu ronde. La sévérité de ses yeux bleu gris s’agençait avec celle de ses cheveux, tressés serrés, d’une perfection quasiment dénaturée.
- Esther, fais confiance à Céleste ! insista Tiago. Si la plume bouge toujours, ça veut dire que maman est peut-être toujours en vie !
- Je sais très bien pourquoi on est là, figure-toi ! répondit sèchement Esther, les yeux saillants. Mais elle nous a quittés depuis sept ans ! Nous n’étions que des enfants, et Céleste était la seule présente lors de sa n… enfin, lorsque…
- Sa noyade ? C’est ce que tu allais dire, Esther ? De toute façon, que tu me crois ou non, conclut Céleste, nous avions convenu de nous réunir ici une dernière fois. Faisons-le en guise d’au revoir à maman.
- Et si tout ça n’était que…
-Que quoi ? Coupa Céleste, visiblement agacée par la méfiance de sa sœur. Tu crois que je m’attends à un miracle ? Tu crois que j’aime inventer des histoires de créatures qui enlèvent les mères ! Mais bien sûr, avec mon imagination si débordante, je l’ai sûrement inventée !
- Désolée ! Rétorqua Esther d’un ton agacé, en regardant sa sœur droit dans les yeux pour la défier. Après un temps de réflexion, la jeune soeur réajusta son tir :
« Ce que je veux dire, c’est que même si la plume bouge toujours, on ne reverra jamais maman, donc cela pourrait… vous savez, comme papa nous l’a dit, affecter notre moral, ralentir le deuil. Je crois que nous devrions arrêter tout ce cirque.
- Tu n’as qu’à partir, si tu ne veux pas voir cette plume ! Explosa Tiago, ne contrôlant plus son impatience d’ouvrir la boite.
- Non, répondit l’aînée en s’adressant à Esther. Ouvrons cette boite une fois pour toute et promis, je jetterai la clé dès demain et j’enfouirai cette plume. Je ne vous embêterai plus jamais avec ça.»
Son ton persuasif convainquit sa sœur. Celle-ci se saisit d’une de ses deux tresses avec son index, et l’entortilla longuement. Elle finit par hocher la tête en laissant échapper une faible expiration. Le regard fébrile, Tiago souleva le couvercle de la boite. Celle-ci se mit aussitôt à frémir, puis des cliquetis sonores étouffèrent le bruit des gouttes d’eau qui coulaient du toit. On aurait dit que la boite retenait un tremblement de terre. A l’intérieur une plume orangée d’une vingtaine de centimètres, zigzaguait dans tous les sens. « Tu as ce qu’il faut ? » se précipita Céleste en regardant Esther.
Sa sœur acquiesça, puis, d’un geste habile, recouvrit la boite d’une plaque transparente pour enfermer la plume. Les yeux brillants, les trois adolescents observèrent la plume papilloter frénétiquement. Ils refermèrent brusquement la boite après quelques minutes. De son côté, Tiago rangea son téléphone dans sa poche, satisfait d’avoir capté les mouvements de la plume.
Au revoir, maman, chuchota Esther. »
Céleste prit la main de sa sœur et elles sortirent de la cabane. Tiago, qui les suivait, se retourna une dernière fois vers la boite qui continuait de faire trembler le sol et fis un signe d’au revoir avec sa main. Il regarda jusqu’à ce que les cliquetis s’arrêtent complètement.
Dans la maison, une lueur brillait dans le foyer. Un homme moustachu au visage dodu creusé de petites rides déposait du bois et les flammes montaient peu à peu. Céleste se figea sur place dès qu’elle l’aperçut. « Que faisiez-vous tous les trois dans la cabane à une heure pareille ? demanda leur père.
- Euh… j’allais…je… balbutia Céleste.
- Tu voulais aller te recueillir auprès de cette satanée plume, c’est ça ?
- Non, je… c’est-à-dire… les mots s’entrecroisèrent dans sa bouche et elle ravala tout ce qu’elle avait préparé comme excuse au cas où son père les surprendrait.
- Bon, ça suffit. Il n’y a qu’un moyen pour ne plus en entendre parler pour de bon. » Il bouscula Céleste et sortit de la maison, ses chaussons feutrés toujours aux pieds.
- Attends, ne touche à rien, papa ! J’allais l’enfouir sous terre ce soir !
- Je vous promets qu’on ne verra plus cet objet de malheur de farce et attrape. L’homme n’écoutait personne d’autres que lui-même. Il se dirigea vers la cabane, glissa maladroitement sur l’échelle mouillée, puis disparut derrière la petite porte. Il en ressortit rapidement, la boite sous le bras.
- Papa, qu’est-ce que tu fais ? demanda Tiago.
Leur père rentra dans la maison et ouvrit la boite sans réfléchir. Il se dirigea vers l’âtre du foyer, ouvrit la boite et la plume s’en échappa aussitôt. Dans un excès de rage il sauta et parvint miraculeusement à la rattraper. Il lança aussitôt la plume dans le feu.
Céleste, Esther et Tiago, abasourdis, ne sûrent que faire devant leur père bouillant de rage. « Ca y est. Que je n’entende plus rien y faisant allusion, compris ? Le visage gonflé de colère, il tourna les talons et partit à la cuisine en posant la boite au sol.
Le cœur chaviré par la brutalité dont elle venait d’être témoin, Céleste s’approcha du feu pour observer sa plume brûler. Mais un phénomène se produisit alors. Les cendres se reconstituèrent et la plume reprit sa forme et sa couleur initiale. Les lames de la plume vacillèrent jusqu’à ce qu’elle s’élève dans les airs, s’échappe du foyer et retourne dans la boite bleue, qui se referma aussitôt.