Premier Chapitre
Chapitre 1À chaque fois que Rose acceptait un de ces maudits rencards, elle s’en voulait de ne pas avoir pas réussi à dire non. C’était plus fort qu’elle, la jeune femme n’y arrivait pas, de peur de décevoir. Ce soir encore, Rose en subissait les conséquences. Tout en hochant silencieusement la tête pour faire croire à Garry, le comptable d’une amie commune, qu’elle l’écoutait alors que c’était tout le contraire, la jeune femme dressait mentalement sa liste de courses de la semaine. Elle ne devait pas oublier le papier toilette, comme sa tante Alice lui avait demandé, sinon ils se retrouveraient tous les quatre à devoir utiliser des mouchoirs, comme le mois dernier.
Rose était une grande étourdie, ça aussi, c’était un de ses défauts. La jeune infirmière était tête en l’air parce qu’elle pensait constamment à son travail, une vocation découverte tardivement, pour laquelle cette dernière se dévouait corps et âme sans compter ses heures. Les résidents de la maison de retraite Les Tournesols avaient de la chance de l’avoir auprès d’eux. Sa tante Alice n’osait pas l’avouer, mais il lui arrivait d’être jalouse de ces petits vieux qui passaient plus de temps avec sa nièce adorée qu’elle, alors que les deux femmes vivaient sous le même toit, avec Cameron son fils unique, et la mère de Rose, Sarah. Ils formaient à eux quatre une joyeuse petite tribu qui vivait en colocation depuis déjà sept ans maintenant.
Lorsque Sarah était venue toquer à sa porte un soir d’orage, une valise à la main, trempée jusqu’aux os, avec Rose sur ses talons, elle n’avait pas hésité un instant à accueillir sa grande sœur à bras ouverts. Comme trop de monde, Alice avait vu dans les médias ce qu’avait osé faire le mari de sa sœur. Comment avait-il pu ? Après tout ce que Sarah avait fait pour lui pendant toutes ces années ? Elle était écœurée par le comportement de son beau-frère, mais en même temps, la nouvelle ne l’avait pas plus surprise que cela. Alice n’avait jamais osé le dire à sa sœur aînée, mais aussi loin qu’elle s’en souvienne, la jeune femme n’avait jamais apprécié John. Leurs parents, au contraire, avaient été enchantés. Leur fille prodige, étudiante en sciences politiques à l’université de Yale, ramenait pour la première fois un garçon à la maison, qui plus est, de très bonne famille. La dynastie des Walker dont il était l’unique descendant, avait fait fortune dans l’exploitation pétrolière, mais cela n’avait pas suffi à John, à l’ambition débordante. Il suivait le même cursus que Sarah sur les bancs de l’université, et se voyait déjà devenir le futur président des États-Unis. Trop petite pour s’en souvenir, Alice lui avait raconté que lors de ce premier dîner de présentation, John s’était préparé « un plan de campagne » pour impressionner les Janssen. Pour les parents de Sarah, descendants d’immigrés hollandais, c’était une véritable fierté. Même si elle n’allait pas au bout de ses études, John l’entretiendrait. Sarah ne serait jamais dans le besoin. L’avenir de leur brillante fille était assuré d’une façon ou d’une autre. Heureusement que les défunts parents n’étaient plus de ce monde pour voir ce que leur gendre adoré avait fait à leur fille chérie.
— Rose, est-ce tu m’écoutes ?
La jeune femme sursauta, faisant renverser son verre de Chardonnay sur la belle nappe blanche du restaurant gastronomique dans lequel Garry l’avait invité pour l’occasion. C’était aussi une des raisons pour laquelle la jeune infirmière n’avait pas osé refuser ce rendez-vous. Depuis des mois, elle avait essayé d’obtenir une réservation au Old Pink House Restaurant de Savannah pour l’anniversaire de son neveu Cameron, mais en vain. Alors, quand Garry lui avait annoncé l’adresse de la prestigieuse table où il avait l’intention de l’emmener dîner, Rose n’avait plus tenter d’esquiver. Sans le vouloir, la jeune infirmière avait négligemment posé un coude sur la table, et s’était assoupie, rien qu’une minute, bercée par la douce mélodie des violons jouée par les musiciens dans la grande salle. Garry le remarqua. Le rouge lui monta aux joues. Elle avait honte de s’être montrée aussi impolie envers lui, mais la pauvre avait travaillé plus de douze heures afin de remplacer une collègue tombée malade. Éreintée, elle n’avait pas réussi à empêcher ses yeux de se fermer, rien qu’un petit instant, pour ne plus sentir la brûlure de la fatigue sous ses paupières.
— Excuse-moi Garry, je suis vraiment désolée, j’ai eu une longue journée, je suis épuisée. Je ne voulais pas reporter notre soirée en sachant le mal que tu as dû avoir pour obtenir cette table…
Le quadragénaire lui coupa la parole, tout ce dont Rose avait horreur. Cette fois-ci s’en était trop, elle ne prendrait pas la peine d’attendre la fin du dessert pour s’en aller. Au diable les bonnes manières et les réprimandes de son amie. Après tout, c’est Rose qui devrait être vexée, Garry était tout le contraire de son genre d’homme. Comment son amie avait pu croire un instant que les deux célibataires iraient bien ensemble ?
— Figure-toi que je m’occupe des bilans comptables de ce restaurant, c’est pourquoi, le patron m’a réservé leur meilleure table pour notre dîner. J’ai mes entrées ici, j’y viens souvent.
La belle affaire. Ainsi donc, le comptable ne s’était pas le moins du monde décarcassé pour organiser cette soirée. Il utilisait ses contacts professionnels pour mettre de la poudre aux yeux de ses conquêtes. Rose était naïvement tombée dans le panneau. Elle se demandait à présent, combien de filles il avait ramené ici, pour leur faire le même numéro. Il en fallait beaucoup plus à la jeune femme pour être impressionnée, alors qu’il venait d’avouer le pot aux roses.
— Comme j’allais te le dire avant que tu m’empêches de finir ma phrase, je vais y aller, Garry. Il se fait tard et j’ai vraiment sommeil. Je dois me reposer pour être en forme pour demain.
Pour lui faire comprendre qu’elle était on ne peut plus sérieuse, la jeune infirmière se leva pour mettre son manteau, qu’elle avait refusé de laisser plus tôt au vestiaire. Un pressentiment se dit-elle. Sous le regard médusé de son prétendant, Rose tourna les talons, les pieds en compote dans ces maudites chaussures compensées que sa tante Alice lui avait suggérée de porter pour sa soirée. Encore une fois, elle aurait dû dire non, alors qu’elle avait déjà passé toute la journée debout à cavaler partout.
— Mais il est à peine vingt et une heure, le serveur n’a même pas débarrassé nos assiettes, lui rétorqua tout penaud le pauvre Garry.
Rose y était peut-être allée un peu fort, mais elle était trop fatiguée pour s’en soucier. Elle enverrait un message à cinq heures du matin au comptable pour s’excuser et lui prouver qu’elle n’avait pas menti en lui racontant à quel point ses journées étaient longues et ses nuits bien trop courtes.
Dans le taxi qui la ramenait à la maison, Rose admirait les illuminations de Noël dont la ville s’était parée pour l’occasion. Depuis toute petite, c’était sa fête préférée. Elle ne saurait dire pourquoi, mais elle avait l’impression que l’atmosphère était différente en cette période de l’année. Entre les chants de Noël, les maisons décorées, l’odeur des sapins fraîchement coupés, les cinamon rolls et la ferveur à l’approche du réveillon, c’était des moments chers à son cœur. Tous ces préparatifs lui rappelaient ses souvenirs d’enfance, lorsqu’elle arpentait, les ruelles pavées du marché de Noël de Strasbourg, en France, en compagnie de son défunt père. Elle avait l’impression que c’était il y a des siècles. Un nœud se forma dans sa gorge, Rose sentait les larmes lui montaient aux yeux. Qu’est-ce qu’il me manque pensa-t-elle sous le coup de l’émotion. Le divorce de ses parents était un sujet tabou entre la mère et la fille depuis ce qu’il s’était passé. La jeune femme avait farouchement manifesté son opposition à l’idée de revenir vivre aux États-Unis, alors qu’elle avait passé toute sa vie en France, mais l’adolescente n’eut pas gain de cause. Rose se souvenait encore de façon très nette, d’avoir supplié son père d’empêcher sa mère de l’emmener à Savannah, mais il refusa catégoriquement. Les mains tremblantes sous l’effet du manque d’alcool, les yeux rougis de toutes ces nuits blanches passées à essayer de trouver une solution pour noyer le scandale dans lequel le diplomate avait plongé sa famille, il se résigna à regarder sa femme tirer sa fille unique par le bras, dans le taxi qui les conduisaient toutes les deux à l’aéroport international de Francfort-sur-le-Main en Allemagne. Un aller simple sans retour. Rose, en larmes, avait senti ce jour-là que son père ne se remettrait jamais de leurs départs. Elle avait eu raison. La jeune femme s’en voulait profondément de ne pas avoir eu le courage de s’opposer à la décision de ses parents. Elle aurait dû retourner en France, soutenir son père dans cette épreuve, avant qu’il ne commette l’irréparable. Malheureusement, il était trop tard désormais, et Rose, vivait depuis presque une décennie, avec ce terrible fardeau sur les épaules.
Lorsque le chauffeur arriva à destination, la ramenant brusquement à la réalité, elle le gratifia d’un généreux pourboire, gravit les quelques marches qui la menaient jusqu’au porche de sa maison, et s’assis un instant sur la vielle balancelle qui commençait à grincer sous l’effet de la rouille. Rose aimait ce pavillon qui avait autrefois appartenu à ses arrières grands-parents, de modestes immigrés hollandais ayant tout quitté pour venir vivre the American dream de l’autre côté de l’Atlantique. Petit à petit, la famille Janssen avait réussi à faire son nid en Géorgie. Son arrière-grand-père avait ouvert une menuiserie-ébénisterie à Savannah, et sa femme, fleuriste dans son pays natal, avait ouvert une boutique de fleurs dont la qualité des tulipes avait rapidement fait le tour de la ville. C’est à la sueur de leurs fronts qu’ils construisirent cette magnifique bâtisse en bois blanc, typique de la région, dans laquelle ils rêvaient de fonder une famille et de la voir grandir. La belle demeure était située dans ce qui devint plus tard, le National Historic Landmark district, un des plus beaux quartiers de Savannah, dont la façade était régulièrement photographiée par les touristes du monde entier. Petite, elle adorait venir ici en vacances, rendre visite à ses grands-parents qui avaient conservé la maison familiale. Pour autant, l’infirmière pas imaginé un instant, qu’elle viendrait un jour, y vivre de façon définitive.
Rose se balançait d’avant en arrière, perdue dans la contemplation des décorations de Noël qui clignotaient dans les jardins des voisins. Elle n’avait pas spécialement eu envie de rentrer chez elle, car la jeune célibataire se doutait qu’elle aurait le droit à un interrogatoire en bonne et due forme de la part sa mère, trop curieuse, après cet énième rendez-vous raté.
— Et ben ma pauvre, tu rentres de plus en plus tôt !
C’était sa tante qui avait vu par la fenêtre le taxi se garer devant leur maison. Alice tenait dans ses mains gantées, deux tasses fumantes de chocolat chaud. C’était comme si elle avait lu dans ses pensées. Rose adorait la petite sœur de sa mère, dont elle avait toujours été très proche, et encore plus, depuis son emménagement forcé dans la demeure familiale.
— Hmm, s’extasia-t-elle en humant le délicat parfum de la cannelle s’échapper de sa tasse. Tu sais toujours quoi faire pour me réconforter tante Alice. Merci, j’en ai bien besoin ! Est-ce que ma mère est déjà couchée ?
— Oui, elle est rentrée tard de sa réunion, et s’est littéralement écroulée sur son lit, en sortant de la douche.
— Tant mieux. Je n’aurais pas besoin de me forcer à faire la conversation.
— Rose, tu es dure avec elle, il serait temps de lui pardonner. répondit Alice en posant sa main sur le genou de sa nièce pour attirer son attention. Tu as tellement d’empathie lorsqu’il s’agit des gens autour de toi, mais avec ta propre mère, tu es intransigeante, presque sans pitié.
Rose ne releva pas la remarque. Les deux femmes avaient eu cette conversation à maintes reprises, campant chacune sur leurs positions respectives. Elle n’avait pas le cœur ni la force de se disputer, c’est tout juste si elle arrivait encore à tenir debout. La tante sortit de la poche de son anorak un paquet de cigarettes et en alluma une. Elle avait essayé tellement de fois d’arrêter de fumer qu’elle n’arrivait même plus à compter le nombre de méthodes différentes qu’elle avait testé. Entre l’acupuncture, l’hypnose, le sport, la méditation, rien n’avait fonctionné. Rose observait les volutes de fumées s’élever dans le froid de l’hiver, s’en était presque hypnotique.
— Allez sweety, raconte à ta vieille tante, ta soirée ! Tu sais à quel point j’attends impatiemment ton retour pour que tu me rapportes tes histoires croustillantes, la taquina-t-elle en lui ébouriffant les cheveux, comme si elle n’était encore qu’une enfant.
— Arrête, tante Alice, je vais avoir un mal de chien à démêler mes cheveux après. Je te signale que tu es également célibataire. Tu pourrais aussi avoir des rencards si tu prenais la peine d’accepter les invitations à dîner qu’on te propose. Je pourrais même te créer un compte sur l’un de ces sites de rencontre à la mode.
— Mais il y a …
— Tss, tss, tss la coupa Rose. N’utilise pas Cameron comme un prétexte derrière lequel te cacher. Il a dix-huit ans, c’est un grand garçon maintenant. Il peut rester seul le temps d’un dîner. Je suis même sûre qu’il serait ravi de ne pas avoir sa mère sur le dos le temps d’une soirée.
En guide de réponse, Alice tira silencieusement quelques bouffées sur sa cigarette. Elle savait pertinemment que sa nièce avait raison mais refusait de l’avouer. La dernière nuit qu’elle avait passé avec un homme, elle s’en souviendrait toute sa vie. C’était il y a un peu plus de dix-huit ans maintenant. Alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans, pas de perspective d’avenir et seulement quelques dollars en poche, Alice s’était retrouvée caissière dans un fast-food de la Cinquième Avenue à New-York, tandis qu’elle avait quitté Savannah trois jours seulement après ses épreuves de rattrapage de son High School Diploma qui l’avait privé de la remise de diplôme de son lycée. Chaque soir, en rentrant dans le taudis qui lui servait alors de nouvelle maison, la petite sœur de Sarah pleurait silencieusement, recroquevillée sur elle-même, dans le futon répugnant infesté de puces de lits qu’elle partageait dans une colocation miteuse, avec une mannequin en herbe d’origine slave, tout en se répétant à quel point c’était une ratée.
Après une soirée trop arrosée, dans un club sélect de la ville, où elle avait pris la mauvaise habitude de dépenser son maigre salaire avec ses nouveaux collègues de travail, Alice s’était retrouvée dans le lit d’un parfait inconnu, rencontré un peu plus tôt dans la boîte de nuit en question. La jeune femme était tellement ivre, qu’elle ne se souvenait presque plus de rien lorsqu’elle se réveilla au petit matin dans une chambre d’appartement-hôtel. Jackson, c’était son nom, était un beau afro américain, d’une trentaine d’années, tout en muscles, qui eut la délicatesse de lui proposer une tasse de café en guise de petit déjeuner. Le pauvre, avait l’air aussi gêné qu’Alice, lui avouant à demi-mot qu’il avait abusé de la vodka lors de la soirée. Lorsque Jackson lui tendit le mug fumant, le regard de la jeune femme s’attarda trop longtemps sur l’alliance en or qu’il portait à la main. Son amant réalisa sa maladresse, et de honte, repris vivement la tasse, déversant son contenu au sol. Il n’en fallut pas plus à Alice pour prendre la poudre d’escampette. Jackson ne fit pas semblant de la retenir, pour quoi faire après tout ?
Après sa mésaventure, la jeune femme se promit que plus jamais, elle ne boirait une goutte d’alcool. Même si elle aimait faire la fête, Alice avait des principes et ne voulait plus se retrouver dans ce genre de situation embarrassante. Quelques semaines plus tard, tandis qu’elle enregistrait sur son écran la commande d’un client, Alice se sentit nauséeuse. Elle respira un bon coup en se persuadant que c’était à cause des odeurs de friture qui émanaient de la cuisine qu’elle se sentait mal, mais rien n’y fit. Quelques heures plus tard, la jeune caissière vomissait tripes et boyaux dans les minuscules toilettes de son lieu de travail. En pleurs, Alice se rendit au drugstore le plus proche chercher un test de grossesse pour confirmer ses craintes. Elle sentait au fond d’elle que le karma la punissait pour toutes ses erreurs.
La jeune femme mentirait en disant qu’elle n’avait pas eu une enfance heureuse, mais grandir dans l’ombre de Sarah, sa sœur aînée de douze ans de plus, n’avait pas été une mince affaire. Les deux femmes n’avaient pas vraiment tissé de liens comme il peut y en avoir dans une véritable fratrie. Alice avait à peine onze ans lorsque sa sœur partit vivre en France pour suivre son grand amour à l’ambition démesurée qui venait d’obtenir un poste à l’ambassade américaine dans la capitale européenne. Les murs de la maison familiale étaient recouverts de photos des exploits de Sarah. Un cliché où la sœur prodige venait de remporter une compétition de natation au niveau national, une autre photo où on pouvait la voir dans un concours de beauté dans lequel Sarah s’était inscrite pour s’amuser, ou encore sur une estrade avec sa toge en train de réciter son discours pour la remise des diplômes car elle avait fini major de sa promotion au lycée. Absolument tout lui réussissait, et les parents ne manquaient pas de le rappeler à Alice. Ils ne pensaient pas à mal, ils les comparaient pour donner envie à leur fille cadette d’égaler les talents de son aînée, mais ce fut tout le contraire qui se produisit. Alice en avait marre qu’on lui rabâche sans arrêt les oreilles avec les bonnes notes qu’obtenait Sarah à son âge. Les professeurs, qui se souvenaient très bien de sa grande sœur, en rajoutaient eux aussi une couche, à chaque fois qu’elle obtenait une mauvaise note. La fillette ne le faisait pas exprès. Elle étudiait des heures et des heures dans sa chambre en noyant ses pages de cahiers de larmes de frustration parce qu’elle ne comprenait rien, alors que Sarah, elle, comprenait tout du premier coup.