Premier Chapitre
— Prends ma main ! je lui crie par-dessus le vacarme.C’est la même vision depuis près d’un mois maintenant… avec celui-là, suspendu au-dessus d’immenses machineries en flammes. J’ignore qui il est. Il n’a pas de visage, juste un corps trapu, mais il est sur le point de tomber dans le vide et je le supplie encore et encore d’attraper ma main.
J’assiste à la scène assise au bord de mon lit.
Mes yeux, aussi oranges que les soleils siamois de Teagan, sont grands ouverts. Ils m’ont toujours fait voir des choses hors du commun. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai des visions. Pas tout le temps, heureusement. Je me demande souvent pourquoi elles viennent à moi. Parfois, c’est un peu comme si des fantômes évoluaient tout autour de moi ; des silhouettes floues qui apparaissent et disparaissent à tout instant du jour ou de la nuit. Cette vision-là est différente. Plus concrète. Plus palpable. Même si je me rends bien compte que c’est difficile à expliquer.
Et puis, il y a aussi ce scintillement doré au milieu duquel – si je me concentre suffisamment – je peux distinguer l’afflux sanguin d’un individu, les battements de son cœur ou encore ses connexions nerveuses qui étincellent comme les rares étoiles de notre ciel.
Un don commun pour ceux de mon espèce… enfin paraît-il.
Je n’ai pas d’éléments de comparaison parce que les Tyrians n’existent plus.
À part moi.
Gift Stevens.
C’est le nom que m’ont donné mes parents adoptifs. Un nom de Teaganienne, élevée comme une Teaganienne et bientôt attribuée comme une vraie Teaganienne.
Un bruit sourd m’extirpe de ma torpeur.
Certains jours, je souhaiterais que les Protecteurs n’aient jamais trouvé ma capsule de survie.
Nouvel impact au dehors. Le son résonne encore pendant plusieurs secondes au travers de ma chambre. Il pleut ce soir. La météo l’avait prédit. Comme un glas sonnant la fin de mon enfance. Avoir seize ans dans notre système, ça craint !
J’avance jusqu’à l’immense hublot au bout de ma chambre.
Le temps est assez clair pour que je distingue les anneaux de Muun à l’horizon – une autre des dix planètes du système Asaryn. Trois planètes identiques, sur lesquelles les premiers colons se sont établis, et sept autres plus petites. Je vis sur l’une des triplettes ; Teagan, la planète-capitale.
L’averse s’intensifie.
Des morceaux de roches tombent du ciel par centaines et rebondissent dans un vacarme ahurissant sur le champ de force de Teagan. J’en ai la chair de poule car je déteste les pluies de débris… je suis consciente que ces météores sont des restants de la guerre et ont peut-être même été autrefois des planètes aussi peuplées que les nôtres. Cela me donne carrément la nausée. Ou bien est-ce parce que je sais qu’il ne me reste plus que quelques heures d’un semblant de liberté ?
Je n’ai jamais été libre. Pas dans notre société.
La Répartition aura lieu bientôt.
En y pensant, je sens mon pouls s’accélérer. Dire que quand j’étais petite, j’étais convaincue que la Répartition serait le meilleur moment de ma vie… c’était avant de réaliser tout ce que cela implique.
C’est moi ou le jour décline plus vite aujourd’hui ?
Comme pour me narguer. Comme pour me rappeler la cérémonie de ce soir.
Je suis prise d’un frisson. Mes cheveux sont encore mouillés de la douche que je viens de prendre, aussi je cherche une serviette dans ma petite salle d’eau et, au passage, en profite pour lancer un regard furibond à ma veste de cérémonie soigneusement suspendue à un cintre. Je n’ai enfilé que mon pantalon et mon haut réglementaires pour le moment. Je me rassois sur mon lit et lace mes bottines avec application. Puis, énergiquement, je sèche mes cheveux à la serviette tout en observant le mobile juste au-dessus de ma tête. Il est là depuis mon arrivée. Tout comme le capharnaüm dans le fond de ma chambre d’ailleurs ! Je ne crois pas que le Haut-Conseil prévoyait de descendance pour mes parents, car cette pièce servait de débarras avant que je tombe littéralement du ciel pour chambouler leurs vies. Située sous les combles de l’Observatoire, concave, plus longue que large, la pièce a vite fait été aménagée en chambre de petite fille. Le mobile c’était pour veiller sur mes nuits peuplées de cauchemars terrifiants.
Encore aujourd’hui, je le fixe quand les fantômes se font trop nombreux.
Le reste des affaires, je refuse depuis toujours que mon père s’en débarrasse. Ces objets sont vétustes et totalement obsolètes mais ils sont nos mémoires, notre passé. Déjà que je n’ai aucun souvenir antérieur à mes six ans – date à laquelle j’ai rouvert les yeux à bord du vaisseau des Protecteurs – ils ne vont pas m’enlever ceux-là. Mes parents sourient toujours de mon refus en prétextant que cela doit venir de mon sang de Tyrian. Ils étaient des Cartographes du ciel et devaient probablement se servir de tous ces machins. Voilà sans doute pourquoi le Haut-Conseil m’a donnée au Grand Observateur en personne. Le Protecteur en charge de tous les observatoires d’Asaryn, capable de parer au moindre danger venant du ciel et de contrôler le trafic aérien, pourrait bien gérer la dernière curiosité de Teagan.
Il paraît que mon arrivée à fait couler beaucoup d’encre à l’époque.
J’étais trop jeune pour m’en rappeler et aujourd’hui encore Alan, mon père, a du mal à me l’expliquer quand je lui en parle.
Au milieu du désordre de ma chambre trône un très gros globe tournant lentement sur son socle en cuivre. Une des plus anciennes représentations de Teagan. L’une des trois planètes fondatrices de notre système. Sur ce globe, sa surface est d’un pourpre un peu délavé, alors qu’en réalité nos triplettes sont plutôt mauves vues de l’espace. Enfin, je répète juste mes cours et les dires des Protecteurs. Eux seuls ont la chance de voyager là-haut. Nous autres, il nous faut une dérogation soit professionnelle, soit familiale pour espérer pouvoir monter dans un transporteur.
Je ne pense pas que cela sera mon cas un jour. Il y a peu de chance que la Répartition m’envoie sur une autre planète. Je finirai sans aucun doute ici, sous les ordres de mon père, et cela me met encore plus mal à l’aise qu’une pluie de débris.
Aucun choix ne m’appartient. C’est comme ça sur Asaryn.
Ce soir s’achèvent mes deux années en tant qu’Active à l’Observatoire de Teagan. Ce soir, la Répartition décidera de mon avenir. Ce soir, je deviendrai une Servante.