Premier Chapitre
— Emma, Emma.— Gabriel, tu as vu Emma ?
— Pas depuis un moment. Je pensais qu’elle était avec toi.
— Oui, il y a cinq minutes, je crois qu’elle est redescendue de l’étage, tu as dû la voir.
Aurélie et Gabriel Monnier s’échinaient à vider les cartons et ranger leurs vêtements dans les chambres. Ils avaient flashé sur ce pavillon coquet à Verrières-le-Buisson. Une opportunité à ne pas manquer, aux dires de l’agence immobilière. Quelques jours qu’ils avaient emménagé. Il est vrai que cette maison présentait de nombreux atouts. Suffisamment de chambres pour eux trois, et les deux enfants que Gabriel avait eu d’un premier mariage et dont il avait la garde partagée, une semaine sur deux. Ils habitaient précédemment à Bagneux et se rapprochaient ainsi de l’aéroport d’Orly, où tous deux travaillaient. Quatre chambres, un vaste salon, et surtout un magnifique jardin qu’ils prévoyaient de restructurer et d’aménager au printemps
Mathilde éleva la voix, inquiète.
— Emma, ma chérie, où te caches-tu ? C’est maman. Attention, cache-toi bien, maman va te trouver.
— Je vais regarder dehors, déclara Gabriel tout en se dirigeant vers la baie vitrée donnant sur le jardin.
Il entendit sa femme pester.
— Combien de fois je lui ai dit de ne pas s’éloigner. Elle va me rendre folle, cette gamine !!
Gabriel commençait à contourner la façade quand Aurélie le rejoignit, affolée.
— Elle n’est pas à l’intérieur, j’ai regardé partout. Chéri, j’ai peur, elle n’est pas partie sur la rue au moins. Emma, Emma, cria -t-elle de plus belle.
Il faisait un froid glacial en ce début janvier et le bambin n’était vêtu que d’un pyjama combinaison en coton. Gabriel traversa la pelouse. Plantée devant la haie de lauriers palmes jouxtant le pavillon voisin, Emma ronchonnait, les bras croisés sur son ventre, face à son jeune chien puli hongrois.
— Papa, Rasta, il a pris à moi, bougonna Emma en montrant de sa petite main le chiot qui courait se réfugier dans la maison.
— Tu nous as fait peur, ma puce. Tu ne dois pas partir toute seule. Tu vas attraper froid. Viens, on rentre. Et tes chaussons, regarde, ils sont trempés.
— Mais c’est Rasta, Papa, il veut jouer. Il a pris ma boule.
— Quelle boule ? Tu as trouvé une boule par terre ? Allez, tu m’obéis et tu rentres, ou bien maman va se fâcher.
— Rasta, pas gentil. Méchant, Rasta.
Rasta ! Ils l’avaient affublé ce sobriquet pour la seule raison que ses longs poils noirs ressemblaient à des dreadlocks. Il jouait sur le carrelage du salon, faisait des petits bonds et jappait en tenant entre ses pattes une sorte de bille.
— Allez Rasta, donne ! ordonna Aurélie en poursuivant l’animal.
Comme tout jeune chien, il était plutôt joueur. Il prit un malin plaisir à défier ses maitres, glapissant et frétillant de la queue. Il saisit son trophée dans la gueule, fila vers le salon et se glissa derrière le canapé. Gabriel et Aurélie firent barrage chacun de leur côté et réussirent à coincer le chien qui relâcha sa proie. Elle glissa sous le canapé. Dans la pénombre, Gabriel la prit pour une grosse bille. Luisante et irisée. Un gamin a dû la laisser trainer dans le jardin, pensa-t-il. Il tendit la main pour la prendre, et eu un mouvement de recul, accompagné d’une exclamation de dégout.
— Merde, c’est quoi ce truc dégueulasse, c’est tout mou et gluant. Pouah ! Aurélie, tu peux me passer mon portable.
Avec la torche de son téléphone, il éclaira sous le divan.
Ce qu’il découvrit le tétanisa.
— Gabriel, tu m’expliques ?
Quand il se releva, le visage blême, elle comprit que son mari avait vu quelque chose d’anormal. Il balbutia.
— Eloigne la petite, s’il te plait.
— Tu es livide, Gabriel, dis-moi ce qui se passe.
— Je t’ai demandé d’éloigner Emma. Dépêche-toi.
— Ma puce, va jouer avec Rasta. Allez le chien, va chercher, dit-elle en lançant un coussin à l’autre bout de la pièce.
— Tu peux enfin me dire ce qui te met dans cet état ?
— Accroche-toi. Regarde ce qu’a ramené Rasta ?
— Un morceau de viande ?
— Non, un œil.
— Un œil ? Tu veux dire un…
— Oui, un œil.
Elle n’osait pas braquer le regard vers ce que son mari tenait du bout de ses doigts.
— C’est absurde, ce doit être celui d’un animal, une souris, un rat. J’espère qu’il n’a pas déterré un chat ou un chien crevé.
— Je ne suis pas spécialiste, mais si tu veux mon avis, c’est un œil…humain.
— Mon dieu. Je vais en faire des cauchemars.
— Pourvu qu’on ne trouve pas d’autres trucs dans la propriété.
— Tu vas en faire quoi ? s’inquiéta Aurélie, l’air désemparé.
— Dès demain, je vais l’apporter à la police. Je vais regarder sur internet, je crois que le commissariat le plus proche se trouve à Antony.
— Tu ne penses pas qu’il serait préférable de le jeter à la poubelle. Je crains que cette découverte nous attire des ennuis.
***
Un épais manteau blanc tapissait les trottoirs, telle de la crème fouettée. Opaline, immaculée. Des années qu’il n’avait pas neigé début janvier en région parisienne. Surtout de telles quantités. Toute la nuit. Un jour de rentrée. Retour des vacances de Noël. Les enfants, chaussés de leurs moon boots, bonnets jusqu’aux oreilles, s’en donnaient à cœur joie, et raclaient de leurs mains gantées les capots des voitures pour modeler de belles boules de neige et improviser de belles batailles avec les petits copains. Gabriel imaginait l’affolement des banlieusards, peu habitués à conduire dans de telles conditions. Bouchons à n’en plus finir, périphérique bouché, réseaux de transports congestionnés. On aurait droit, comme à l’accoutumée lors de tels épisodes climatiques, aux reportages télévisés et interviews de ces naufragés de la route, automobilistes inconscients partis sans le moindre équipement approprié.
Gabriel arriva de bonne heure au commissariat de police de Massy en ce lundi matin. Il venait de bénéficier d’une semaine de congés, le temps de déménager, et se voyait mal reprendre le boulot avec du retard.
Sur le parvis, des dalles jonchées de gobelets vides, de mégots et papiers gras. La porte était entrebâillée. Il entra dans le hall d’accueil. Sur les murs défraichis, des affiches de promotion sur les métiers de la police, des avis de recherche et appels à témoins sur des disparitions de mineurs, une liste des avocats du département, un panonceau d’interdiction de fumer… Sur le guichet, un sapin en plastique décoré sans goût, relique de Noël. D’un bureau, Gabriel Monnier percevait des conciliabules, mêlés de rires. L’ambiance semblait plutôt décontractée dans les locaux du commissariat d’Antony. Aux effluves qui flottaient dans l’air, il supposa que les fonctionnaires de police se réchauffaient autour d’une tasse de café, tout en partageant des viennoiseries ou des croquettes rapportées par l’un des leurs, pour fêter la nouvelle année. Il dut appuyer plusieurs fois sur la sonnette du guichet de l’accueil avant de voir arriver une jeune femme.
— Bonjour, désolée, nous étions en train…
— J’ai cru comprendre, ne vous excusez pas. Je viens pour une chose un peu spéciale, un peu…
Il hésita, par crainte que la policière le prenne pour un dingo, ou qu’elle défaille à la vue de ce qu’il s’apprêtait à lui montrer et qu’il avait conservé au réfrigérateur depuis la veille. Encore heureux, il n’y avait personne d’autre dans le commissariat.
— Voilà, dit-il tout bas en ouvrant le papier alu.
Elle recula le buste et une grimace de dégoût lui déforma la bouche.
— Beurk ! mais c’est un…
— Oui, vous ne rêvez pas, c’est un œil. Je l’ai trouvé chez moi, hier soir. Il était enveloppé dans un film alimentaire transparent, c’est mon chien qui… Bon, le mieux est que je vous explique en détail.
Elle se tourna vers la porte qui donnait dans la pièce où ses collègues poursuivaient leur pause conviviale.
— Brigadier, s’il vous plait, pourriez-vous venir ?
L’apparition de l’officier de police aurait mérité la photo. Il rajustait sa chemise dans son pantalon, visiblement un modèle deux tailles inférieures à sa morphologie, un morceau de croissant collé à ses lèvres. Gabriel Monnier se retint de sourire.
— Bonjour monsieur, Brigadier Lavoie. Qu’est ce qui se passe, Manon, des problèmes ? demanda-t-il en ajustant sa cravate.
— Non, non. Monsieur… Excusez-moi, j’ai oublié de vous demander votre nom.
— Gabriel Monnier. Je viens d’arriver à Verrières-le-Buisson, il y a une semaine et…
— Monsieur Monnier a trouvé ceci, enchaina la jeune policière, en désignant l’objet. Le brigadier l’ouvrit délicatement.
— Oh, putain de merde !
Ce furent les seuls mots que put prononcer l’officier de police, magnétisé par cet œil qui semblait le regarder.
La déposition de Gabriel Monnier dura plus d’une heure, et l’obligea à appeler l’agence bancaire dont il était sous-directeur, pour l’informer de son retard. Il lui fallut répéter à plusieurs reprises sa déposition, face à plusieurs policiers, tantôt incrédules, tantôt suspicieux. Gabriel se demanda un court instant si on ne le suspectait pas d’avoir trucidé son chien, son voisin, son patron, sa femme ou son inspecteur des impôts !
Dépassé par ce cas inhabituel, le brigadier Lavoie appela la Direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris.
Le capitaine Aubin Boisselier fut le premier à décrocher.
***
Gordon Davies grelotta lorsqu’il sortit de la station de métro Ladbroke Grove. Le fameux fog londonien tardait à se dissiper. Il aimait le calme de Portobello au petit matin, avant que la foule n’envahisse les rues typiques du quartier. Comme à l’accoutumée, le lendemain samedi, il y aurait la cohue, et pire encore le dimanche. Les hordes de touristes s’arrêteraient pour la photo traditionnelle devant la fameuse librairie au 142, Portobello Road, qui servit de décor à la comédie romantique Coup de foudre à Notting Hill… dans l’espoir d’apercevoir Hugh Grant, ou devant la porte bleue cultissime de la maison de Will Thacker… enfin la copie, car l’originale avait été vendue depuis belle lurette aux enchères. Un quartier incontournable dans Londres, ambiance bohème-chic, patchwork de communautés et de cultures.
Dix minutes pour rejoindre sa boutique, The Curiosity Shop, au rez de chaussée d’un vieil immeuble peint en rose. Une sorte de brocante, son marché aux puces, se plaisait-il à dire, lui qui avait vécu en France quelques années. À son retour de l’étranger, douze ans plus tôt, il y avait été embauché par le propriétaire, Alan Roberts, un vieux monsieur. Un original aux longs cheveux argentés, toujours vêtu d’une sorte d’habit militaire de couleur rouge à épaulettes, façon Beatles, époque Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Il vouait un culte compulsif à ce groupe mythique. Son bonheur avait connu son acmé, quand en 1985 Paul Mc Cartney lui avait fait l’honneur de pénétrer dans la boutique. Encadrée et sous verre, la photo dédicacée de Paul et Alan trônait sur le mur. L’espace dédié aux Beatles occupa dès lors une grande partie les lieux. On y trouvait des disques, des affiches et des bouquins. Pour les acheter, il fallait faire preuve de pugnacité, et prouver ses connaissances sur les quatre garçons dans le vent, car il rechignait souvent à s’en dessaisir. Alan Roberts avait traversé toutes les périodes sociales et culturelles de l’Angleterre, et restait marqué par la contre-culture hippie, la Swinging Sixties… et la consommation de substances illicites dont avaient usé et abusé les Fab Four .
Sans descendance, rongé par la maladie, il avait soumis à Gordon une offre de reprise de son commerce, à un prix largement en dessous de sa valeur… un dernier pied de nez au monde consumériste et matérialiste.
Gordon salua au passage quelques amis, lève-tôt, restaurateurs, vendeurs de fripes, bouquinistes… Il était d’humeur joyeuse se réjouissant à l’avance de la commande qu’il allait réceptionner dans la matinée ; un lot de chaises formica des années 60 dénichées sur le Bon Coin. Il projetait de les relooker avec du papier peint ou de la tapisserie. Très tendance, selon les magazines de déco londoniens. De quoi en tirer un bon prix.
Habituellement, il traversait The English Channel par ferry avec son vieux camion, écumait au printemps les vide-greniers dans l’ouest. Malheureusement son vieux tacot venait de rendre l’âme.
Il releva le rideau de fer, pénétra dans son antre et désactiva l’alarme. Il lui fallait traverser le magasin pour atteindre l’interrupteur, en évitant les objets disparates encombrant le passage. Un cocktail d’odeurs caractéristiques lui taquinait les narines, encaustique, vernis, solvant et… poussière.
Quand la cloche qui servait de sonnette tinta, Gordon ne se retourna pas, il lança simplement Hi, Cooper, j’arrive. Cooper Miller, son copain qui tenait la boutique de fringues vintage. Tous les matins, ils avaient pris l’habitude de se retrouver avant l’ouverture, autour d’un café ou d’un thé, alternativement chez l’un ou chez l’autre. Cooper venait de fêter ses trente-six ans, Gordon en affichait dix-huit de plus. Leurs conversations tournaient invariablement autour du football, Arsenal pour Gordon, Manchester pour Cooper. Surtout pas de politique, leurs sensibilités divergeaient trop, et auraient mis en péril leur amitié. Une relation dépouillée de tout jugement moral. En fait ils ne connaissaient pas grand-chose de leurs vies, s’appréciaient et cette fraternité suffisait à leur bonheur.
Un rituel matinal auquel ils ne dérogeaient jamais.
Aujourd’hui un peu plus tôt que d’habitude ; Gordon n’y prêta pas attention et continua à avancer vers le fond de la boutique.
— Eh ! Cooper, matinal aujourd’hui, tombé du lit ?
Bing ! Gling ! Bruit métallique, bris de verres !
— Un instant, j’allume. Je te préviens, si tu m’as cassé des objets, je vais t’envoyer la facture ! Et elle risque d’être salée.
Gordon n’eut pas le temps d’appuyer sur l’interrupteur.