Premier Chapitre
Avant ce matin de juin qui a fait dérailler ma vie, je n’avais jamais eu l’occasion d’entrer dans une gendarmerie. Je n’avais jamais été ni témoin ni victime, jusqu’à cette nuit où ce qui devait être une fête a viré à la tragédie. Prévenir les flics du drame auquel j’avais assisté me paraissait donc logique, inévitable, mais je me suis trompée.J’aurais dû réfléchir davantage avant de me précipiter, j’aurais dû me méfier mais le manque de sommeil et la fatigue ajoutés aux images terrifiantes qui se bousculaient dans ma tête ont guidé mes pas plutôt que mes pensées. Je n’étais plus moi-même. Tenaillée par la peur, j’avais passé des heures à tenter d’échapper à ceux qui me poursuivaient pour me faire la peau. Sans repères, j’avais couru au hasard sous un ciel d’un noir d’encre, le long d’une falaise hostile dont je distinguais à peine les contours capricieux. Mon cœur battait aussi fort que le roulement des vagues qui tapaient sur ses flancs, cent mètres plus bas. Perdue, désorientée, j’ai failli basculer dans le vide à plusieurs reprises, au risque d’aller m’écraser sur les rochers dentelés léchés par l’écume salée de la Méditerranée.
À l’aube, j’ai enfin réussi à regagner la côte. La première source de vie placée sur mon chemin était une maison de repos posée face à la plage. En haut de la façade, un nom exotique et rassurant clignotait en grandes lettres d’un bleu pâle : Le Miami. Attirée par la lumière et par la chaleur humaine, j’ai suivi l’odeur du café enrobée d’effluves de naphtaline et de produit désinfectant. Le mélange était surprenant, j’ai pris un grand bol d’air marin puis j’ai foncé vers le bâtiment. À 5 heures 30, les grilles de l’entrée principale étaient encore fermées, j’ai repéré une fenêtre entrouverte au rez-de-chaussée. Après le grillage et la haie qui ceinturaient l’édifice, j’ai franchi la pelouse fraîche et duveteuse du jardin, puis je me suis faufilée, discrètement, dans la petite chambre tranquille d’une pensionnaire qui ronflait en do majeur. Sur l’oreiller, son beau visage paisible à la peau finement ridée était auréolé d’une couronne de boucles blanches parsemée de reflets argentés. Ses mains fragiles étaient croisées sur son ventre qui soulevait les draps au rythme régulier de sa respiration, elle dormait si profondément que je l’ai laissée à ses rêves le temps de m’occuper de mon cauchemar.
Dans la salle de bains vieillotte et minuscule, peinte en beige du sol au plafond, j’ai pris une douche tiède et rapide pour me débarrasser de mon odeur de sueur et de sang, puis j’ai cherché mon reflet dans le miroir au-dessus du lavabo. J’avais des griffures au niveau du cou, des bras et des jambes. Les massifs de ronces que j’avais traversés à l’aveuglette ne m’avaient pas épargnée, j’avais trébuché sur des branches et des cailloux et je m’étais râpé les coudes et les genoux en me laissant glisser le long d’un sentier escarpé qui dégringolait vers la plage. Je faisais peur à voir.
Pour retrouver une apparence à peu près normale et cacher mes blessures, il me fallait un jean et une chemise à manches longues. Ce qu’il restait de ma tenue de soirée – une petite robe noire taillée dans un joli tissu moiré désormais sale et déchiré – a disparu au fond de la poubelle, sous les couches de la grand-mère, puis je suis retournée dans sa chambre pour lui piquer des vêtements propres à me mettre sur le dos. Dans sa penderie à moitié vide, je n’ai trouvé ni jeans ni manches longues mais quelques tuniques à fleurs et une paire de gilets tricotés. Mamie était petite et fluette, comme moi, j’ai opté pour une blouse aux couleurs criardes, qui n’avait rien de discret mais qui me couvrait jusqu’aux genoux, et un châle noir qui traînait sur un coin d’étagère. Rien de plus, rien de mieux, je n’avais pas le temps d’aller fouiller d’autres chambres car il y avait déjà du bruit dans le couloir où les aides-soignantes poussaient leurs chariots métalliques. C’était l’heure des premiers soins, l’heure pour moi de prendre le large.
À côté du lit, sur la table de chevet, un dentier rose pâle gisait au fond d’un verre d’eau, entre une boîte de pastilles à la menthe et une statuette de la Vierge Marie. Je me suis signée, pour la forme plus que par conviction, puis j’ai fouillé les tiroirs à la recherche d’un peu de monnaie. Trois euros cinquante. Pour marquer sa désapprobation, grand-mère a ronflé un peu plus fort lorsque je lui ai piqué son argent avant de repartir comme j’étais venue, pieds nus par la fenêtre entrouverte.
Dehors, une camionnette qui portait le logo « Le pétrin de Marcel » attendait devant le grand portail de l’entrée qui s’ouvrit lentement, dans le silence matinal seulement ponctué par le chant des oiseaux. J’ai suivi l’utilitaire des yeux. Le livreur a déchargé cinq ou six grands sacs de pain frais et j’ai profité de sa pause-café avec le personnel de la maison de repos pour me faire une place à l’arrière de son fourgon, entre baguettes à l’ancienne, plateaux de croissants dorés et de chocolatines croustillantes. Je n’ai pas pu résister au besoin de me servir. Je précise qu’il s’agissait réellement d’un besoin car je n’avais pas spécialement faim mais il me fallait une dose de sucre après cette cavale infernale qui m’avait vidée de mon énergie pour me remplir de terreur. Recroquevillée dans ma cachette, j’ai engouffré un pain au chocolat encore tiède en essayant de ne faire aucun bruit, aucun mouvement. Un cri de frayeur a failli m’échapper lorsque le livreur a claqué la portière latérale, me confinant brusquement dans le noir absolu. Aussitôt, des images de la nuit qui venait de s’écouler sont venues me percuter, je me suis mise à trembler, à claquer des dents, et j’ai entouré mes genoux de mes bras pour tenter de me contenir à défaut de pouvoir me rassurer. Je m’en étais sortie de justesse, et l’horreur de cette réalité ne me quitterait plus jamais.
La voiture a commencé à rouler dans le petit matin bleu. Bercée par le ronronnement du moteur, j’ai failli m’endormir, épuisée, invisible. Pour me maintenir éveillée, j’ai essayé d’imaginer la route qui longeait la mer, les bouquets de roseaux ondulant sous le vent, les reflets de nacre et d’argent dansant à la surface de l’eau, la douceur du sable réchauffé par le soleil, sa couleur miel… Des larmes acides m’ont brûlé les yeux, je me suis frotté les paupières et j’ai attendu la prochaine livraison, immobile et apeurée dans une obscurité totale et sucrée.
J’ignore combien de temps a duré le trajet. Cinq minutes. Peut-être vingt. Pour ma part, le temps s’était arrêté à 3 heures 30 du matin.
Après quelques manœuvres, la camionnette a fini par se garer. Coupant le contact, le livreur est venu rouvrir la portière latérale. Lorsqu’il a pris l’énorme sac entreposé devant moi, j’ai bondi sur mes jambes pour foncer vers la lumière. Surpris, le gars a lâché son chargement en poussant un hurlement.
- Hé ! C’est quoi, ça ?!
Étant donné la vitesse à laquelle je me suis éjectée de son véhicule, je pense qu’il m’a d’abord prise pour un petit animal sauvage avant de comprendre que je n’étais qu’une fille, une va-nu-pieds en robe de grand-mère avec un châle tricoté sur le dos. Gitane. Voleuse. Voilà ce que j’ai capté avant de mettre suffisamment de distance entre sa voix menaçante et moi.
Sans décélérer, j’ai bifurqué à l’angle d’une rue, coupé un boulevard désert, puis j’ai remonté une allée encadrée de palmiers et d’une forêt de pins. Tel un coup de poignard, un point de côté m’a coupé la respiration et j’ai dû interrompre mon sprint à destination de nulle part. Pliée en deux, j’ai cherché mon souffle en essayant de surmonter ma douleur. J’avais les poumons en feu et la plante des pieds à vif, conséquence d’une nuit à courir et à crapahuter sans chaussures. Avant de m’enfuir de la villa, j’avais abandonné mes escarpins flambant neufs, assortis à ma robe, avec des talons fantastiques et des milliers de paillettes argentées incrustées dans le similicuir.
80 euros de perdus.
Pas grand-chose à côté d’une vie.
Cette prise de conscience m’a donné le courage de reprendre ma route, malgré la souffrance, malgré l’angoisse, malgré tout. Les yeux en l’air, j’ai suivi les panneaux jusqu’à la gendarmerie, aussi clairement indiquée que l’office du tourisme, la mairie, l’église ou l’école. Accrochés aux nombreux lampadaires qui bordaient les avenues, les fanions bleus et blancs qui flottaient dans le vent m’apprirent que j’étais dans la ville du Barcarès. Je visais Perpignan, j’étais tombée à côté, mais cela m’a paru suffisant pour ce que j’avais à faire. N’importe quel flic pourrait m’écouter, me comprendre et m’aider. J’étais une victime, un témoin, une cible.
Arrivée à destination, j’ai poussé la porte de la gendarmerie avec une boule énorme en travers de la gorge. Victime, témoin, cible. Ces trois mots d’ordinaire exclus de mon vocabulaire ont amplifié le doute qui hantait déjà mon esprit, jusqu’à anéantir mes espoirs et mes certitudes. On allait m’interroger, me poser des questions auxquelles je n’avais pas de réponses. On allait me sonder, me scruter, me faire dire des choses qu’il était peut-être préférable que je garde pour moi.
Indécise, je me suis plantée dans le hall déjà bien rempli malgré l’heure matinale. Deux automobilistes réglaient leur différend suite à un accrochage, des retraités témoignaient du cambriolage qu’ils avaient subi pendant leur sommeil et quelques jeunes dans un état d’ébriété avancé se faisaient sermonner pour avoir semé la zizanie dans un quartier à la sortie d’une boîte de nuit. Les vieux étaient scandalisés, les jeunes aussi.
Figée, j’observais la scène quand une femme en uniforme s’est approchée de moi, me faisant sursauter.
- Mademoiselle ?
Instinctivement, j’ai commencé à reculer.
- Ça va ?
- …
- Que vous est-il arrivé ?
Comment poursuivre ? Je ne savais pas chez qui j’avais passé la nuit. Je ne savais même pas où. On m’avait invitée à une soirée privée donnée par un particulier dont j’ignorais tout. J’avais flairé le piège mais j’y étais quand même allée. C’était stupide, c’était irresponsable et irréfléchi, ce que je ne suis pas. Alors, que pouvais-je répondre à cette policière qui avait posé sur moi son regard interrogateur ?
Si on m’avait volé mon sac ou ma voiture, si on m’avait embêtée dans la rue, j’aurais su m’expliquer. J’aurais su être claire et précise, j’aurais su.
- Vous avez eu un accident ? a insisté la policière en désignant mes égratignures, à peine cachées par les pans du châle sur mes bras.
- Non.
- Vous avez été agressée ?
- …
- Venez. Asseyons-nous un instant, m’a-t-elle proposé en m’indiquant deux chaises et un bureau.
Changement de plan. Je ne pouvais pas m’engager davantage. Je ne pouvais pas témoigner. Une force invisible me clouait au sol et dans ma tête, une alarme s’était mise à sonner pour me prévenir d’un danger. Quelque chose n’allait pas. Et cette chose était là, quelque part près de moi. J’ai bougé les yeux sans faire un pas. Les jeunes s’agitaient. Certains commençaient à élever la voix, à lâcher des insultes, des mots salaces et des rires gras. Un garçon qui tenait à peine sur ses jambes a vomi sur son voisin, qui en guise de réponse, lui a balancé un coup de poing dans l’estomac. Il y avait de plus en plus de chahut et d’agressivité dans l’air désormais saturé d’odeurs de sueur, d’alcool et de bile. Au milieu du vacarme, une porte s’est ouverte à l’autre bout de la pièce et c’est à ce moment-là que je l’ai aperçu.
Même s’il avait enlevé son costume sombre pour revêtir son uniforme, je ne pouvais pas me tromper d’individu. Je l’aurais reconnu entre mille avec ses cheveux très blonds et très courts, ses cils et ses sourcils presque blancs. Sa mâchoire épaisse et son menton carré qui surmontaient son cou massif lui donnaient l’air d’un chien d’attaque, et le scorpion tatoué qui descendait de son oreille jusqu’à sa gorge paraissait presque vivant.
Il était à la soirée de la veille.
Et pas en tant qu’invité.
C’était à lui, entre autres, que j’avais essayé d’échapper une partie de la nuit, et c’était vers lui, ce matin, que j’étais revenue me planter.
Lorsque j’étais gamine, mon père me qualifiait d’intrépide, de ravissante aventurière. Je bougeais tout le temps, j’avais besoin de grimper, de courir, de sauter. Je marchais sur les mains le long des bacs à sable ou j’escaladais les arbres plutôt que les toboggans dans les jardins d’enfant. J’aimais explorer, j’aimais la nouveauté, le défi et les risques calculés. Je n’avais peur de rien. Jamais. Aujourd’hui, la simple vision de cet homme pâle comme la mort à l’autre bout de l’espace qui nous séparait m’emplissait de terreur. Dans cette pièce, l’un de nous deux était de trop. Moi. Manifestement.
- Venez vous asseoir, vous êtes vraiment blanche, a repris la femme flic en me prenant par le coude.
Je l’ai repoussée puis je me suis élancée vers la porte que j’ai franchie sans perdre de temps. Dans ma précipitation, j’ai bousculé un vieil homme qui s’apprêtait à entrer, nous avons perdu l’équilibre, je me suis relevée pour me sauver sans m’excuser, des larmes plein les yeux et des angoisses plein la tête. J’étais dans une situation inextricable. Un problème sans solution. J’allais devoir garder secret ce qui s’était passé la veille et j’allais devoir en assumer les conséquences, toutes, terribles pour moi mais pas seulement… Mais chaque chose en son temps. Pour l’instant, il était urgent que je disparaisse pour éviter l’homme au scorpion.
La peur m’a donné des ailes et j’ai couru à perdre haleine, droit devant, sans faire attention à personne et sans oser me retourner pour vérifier si le flic tatoué me poursuivait. J’ai trouvé un bar sur ma route. Je m’y suis engouffrée comme un ouragan, à bout de souffle, les pieds sales et en sang, le visage ravagé par la panique. Derrière le zinc, le barman était en train de préparer un plateau : des cafés et déjà quelques ballons de blanc pour ses premiers clients, les habitués, les fidèles. Ils m’ont tous regardée en silence, avec méfiance et intérêt. Appuyée contre la porte que j’avais claquée dans mon dos, je les ai laissés m’observer le temps de satisfaire leur curiosité puis j’ai traversé l’espace jusqu’au comptoir.
- Ça va ? m’a demandé le gars de l’autre côté de la banque qui nous séparait.
Comme la réponse se lisait clairement sur moi, je n’ai rien dit. À la place, j’ai sorti mes 3 euros 50 pour les poser sous son nez.
- Je voudrais téléphoner.
Ignorant mon argent, l’homme m’a fait signe de le suivre vers le fond de la salle, dans une pièce qui lui servait de bureau. Je me suis écroulée sur une chaise et j’ai pris le téléphone qu’il me tendait en tremblant. Laissant la porte entrouverte, il est retourné au bar pendant que je composais le seul numéro que je connaissais par cœur. Une sonnerie a retenti dans le vide. Puis deux. Après la troisième, la voix chaude et puissante à l’autre du fil a déverrouillé les vannes de mon désespoir.
- Papa ?
- Liv, c’est toi ?
- Papa, j’ai besoin de ton aide. Peux-tu venir me chercher ?
Le rouge m’est monté aux joues dans l’attente de sa réponse. Cela faisait des mois qu’on ne s’était pas vus et presque autant que je ne lui avais pas donné de nouvelles.
- Où es-tu ?
- En France, à côté de Perpignan.
- Donne-moi l’adresse, j’arrive.
Je l’ai attendu jusqu’au soir. Pour moi, il a traversé le pays sans hésitation ni reproches, jusqu’à ce petit bar de quartier où je suis restée planquée toute la journée. Dans l’intervalle, le barman m’a offert à boire et à manger sans me poser de questions, ni sur mon identité ni sur ce qui m’était arrivé.
Il m’a seulement dit qu’il avait une fille et qu’elle pouvait compter sur lui à tout moment.
Jusqu’où peut aller un père, par amour pour son enfant ?