Premier Chapitre
PROLOGUENew York, 2 décembre 2011.
Nathaniel Burgess, que l’on connaîtrait bientôt sous le pseudonyme de Satan, créateur et grand maître de l’impitoyable « Enfer sur Terre », sut au premier coup d’œil que la splendide blonde au regard bleu intense qui se tenait à quelques mètres de lui, en compagnie de deux huluberlus d’allure famélique, au teint pâle et aux cheveux parés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, n’était autre qu’une de ses cinéastes favorites, Sharon Palmer. Impossible de s’y tromper, avec sa stature droite comme la justice, le menton fièrement dressé, et son regard perçant, qui trahissait sa profonde lassitude avers les déblatérations de ces deux créatures rachitiques dont elle cherchait à se débarrasser, sans toutefois se départir d’une politesse difficilement feinte.
Nathaniel, estimant avoir suffisamment admiré cette cage thoracique explosée, peinte en écarlate sur une toile au fond noir, et ne voulant certainement pas rater une occasion de rencontrer une des artistes les plus talentueuses de l’histoire du cinéma, se hâta d’aller à son secours.
En le voyant approcher, l’exaspération de Sharon s’accrût, mais elle s’estompa lorsqu’elle l’examina plus attentivement. Nathaniel n’avait jamais douté de son potentiel séducteur, auprès des femmes comme à l’égard de la gent masculine. Un entraînement physique régulier et rigoureux lui avait confié un corps robuste, sans un gramme de graisse, au poitrail large. Un léger chaume noir recouvrait sa mâchoire carrée, et ses cheveux, courts sur les côtés, étaient savamment ébouriffés sur le dessus de son crâne, sans lui donner l’allure d’un artiste négligé ou d’un type que l’on vient de tirer de son lit. Quant à son regard, il était empreint d’une telle intensité, d’un magnétisme si fort, que son interlocuteur avait du mal à s’en détacher, parfois même à le soutenir. Aussi Sharon ne resta-t-elle pas indifférente au charme du nouveau-venu, et bien qu’elle ne le reconnaissait pas, elle sut que la soirée allait enfin prendre une tournure plus agréable.
Ce n’était pas la première fois, depuis son arrivée à la Red Point Gallery pour le vernissage de la nouvelle exposition de Gaspar van Trier, qu’elle se faisait harponner par des fans qui la couvraient, jusqu’à l’excès, des louanges les plus sirupeux. Elle en avait à peine eu le temps de jeter un œil à l’exposition. Gaspar van Trier était un vieil ami, qu’elle avait certes perdu de vue, mais dont elle avait toujours apprécié le travail. Il était fasciné par l’anatomie et la composition organique, et il aimait utiliser la dissection comme une infinité de possibilités artistiques. Gaspar s’était attiré les foudres des associations puritaines et des frêles esprits de la bien-pensante société new-yorkaise en affichant une panoplie de corps exposés dans leur plus macabre nudité : autopsie, explosion de matières organiques, feu d’artifice de sang et de sperme sur des corps décomposés, avec une gamme de couleur très vives, à la limite du surréalisme. On ne pouvait nier le génie de l’artiste, qui avait fait de la putréfaction une intarissable source de créativité. Il avait élevé la charogne la plus immonde au sommet de l’art le plus noble.
« Bonsoir, madame Palmer », fit Nathaniel, interrompant les deux êtres anémiques dans leur exaspérante logorrhée de louanges et d’autosuffisance.
Il tendit une main, que Sharon serra sans hésiter.
« Je m’appelle Nathaniel Burgess. Je ne vous dérange pas longtemps. Je voulais juste pour déclarer que vous êtes au cinéma ce que Richard Wagner est à la musique : une inestimable source d’inspiration. Belle soirée à vous. »
Il la salua d’un élégant hochement de tête et fit mine de faire demi-tour, lorsque Sharon posa une main sur son bras :
« J’ai une folle envie de boire un verre, dit-elle. Vous m’accompagnez ? »
Nathaniel lui offrit son plus beau sourire.
« Mais bien entendu », apprécia-t-il.
Sharon salua rapidement le couple d’extra-terrestres, jeta un regard entendu à Nathaniel, et tous deux se dirigèrent vers le bar.
« Je ne voulais pas vous interrompre dans votre conversation, s’excusa Nathaniel.
- Ne soyez pas désolé, répliqua Sharon. Je vous dois même une fière chandelle. Ces deux couillons commençaient à me taper sur les nerfs. Que l’on me couvre de compliments, cela ne me dérange pas. Mais à la longue, cela devient vite barbant, et ces deux crétins étaient en train de me parler de leurs minables courts-métrages de bobos plein aux as, comme s’ils allaient révolutionner le cinéma expérimental… Entre ces deux-là et les quelques emmerdeurs que j’ai dû supporter depuis mon arrivée, je commence à regretter d’être autant célèbre.
- C’est pour cette raison que je ne voulais pas vous déranger plus longtemps… »
Sans un mot, Sharon plongea son regard dans le sien, sans cesser de marcher.
« Vous, c’est différent, finit-elle par dire. Non seulement vous n’aviez pas l’intention de m’importuner, ce qui est noble et appréciable de votre part, mais je crois deviner qui vous êtes.
- Ah ? »
Ils arrivèrent au buffet. Sharon inspecta la foule à la recherche de Gaspar, mais il était introuvable.
« Une coupe de champagne, s’il vous plaît, demanda-t-elle à la serveuse.
- La même chose pour moi », renchérit Nathaniel.
Lorsqu’il eut récupéré son verre, Sharon leva le sien. Ils trinquèrent.
« A mon sauveur, proclama-t-elle en lui décochant un clin d’œil.
- Vous disiez que vous m’aviez reconnu…
- Vous avez dit que vous vous appelez Nathaniel Burgess.
- C’est bien moi, admit ce dernier. Nous serions-nous déjà rencontrés ?
- Non. En revanche je connais assez bien Christian.
- Wronski ?
- Lui-même. »
Le salaud ! Jamais il ne m’a raconté qu’il connaissait Sharon Palmer, ce petit cachotier, grogna-t-il intérieurement.
« Un type très sympa, assez franc du collier, poursuivit-elle. Tout pour me plaire. Dommage qu’il préfère croquer de la saucisse plutôt qu’avaler de l’huître, sinon je l’aurais volontiers entraîné dans mon lit.
- Christian a son charme, en effet.
- Il m’a beaucoup parlé de vous, et de votre chaîne, Prime Entertainment. J’ai cru que vous n’étiez qu’un abruti féru de programmes débilitants, mais lorsqu’il m’a confié votre véritable projet, j’en ai conclu que vous ne deviez pas être dépourvu d’intérêt, finalement.
- Comme vous êtes aimable.
- Ne soyez donc pas sarcastique. Je n’aime pas beaucoup mes semblables, considérez donc mes propos comme un compliment.
- Mais c’est le cas. Vous concernant, j’ai toujours cru que vous étiez une misanthrope un peu sauvage – comme la plupart des artistes, en somme. Vous êtes encore un peu humaine, finalement.
- Vous l’avez l’air déçu, monsieur Burgess.
- Je vous en prie, appelez-moi Nathaniel. Comment pourrai-je être déçu, lorsque j’ai l’occasion de passer une partie de la soirée en compagnie d’une des femmes les plus fascinantes que l’on puisse rencontrer ?
- Quel beau parleur, railla Sharon. Un autre verre ? »
Une fois leurs verres remplis, ils retournèrent visiter l’exposition. Tandis qu’ils déambulaient d’une œuvre à l’autre, dans un concert de murmures admiratifs ou écœurés, d’exclamations d’effroi et de conversations dans diverses langues, ils poursuivirent leur discussion sur un ton badin.
« Pourquoi êtes-vous venu à ce vernissage ? s’enquit Sharon.
- J’avais déjà contemplé une exposition de van Trier deux ans plus tôt, à Los Angeles, expliqua Nathaniel. J’ai été fasciné par sa manière de magnifier la chair morte, de la rendre paradoxalement si vivante… Et puis, voir autant de cadavres m’apaise. Ça fait quelques individus stupides en moins sur cette planète. Croyez-moi, il n’existe rien de plus relaxant que de voir des humains morts. C’est la garantie d’un silence éternel.
- Comment savez-vous qu’ils étaient stupides ?
- Quatre-vingt-quinze pour cent de la population subit les affres de la dégénérescence mentale, il y a donc de fortes chances pour qu’ils en fassent partie. Et puis, regardez ces visages. Trouvez-vous qu’ils transpirent d’intelligence ? »
Il s’arrêtèrent devant le buste explosé d’un individu au regard vide, les poumons pulvérisés sur l’ensemble de la toile,.
« Ce type, par exemple. Voyez ce faciès. Ce nez mesquin. Ce regard empli de néant. Même mort, la stupidité continue de transparaître dans ses yeux. Percevez-vous le moindre signe d’intelligence ou de noblesse dans cet individu ? Je vous prie de croire, ma chère, que je repère un idiot comme un sanglier sent une truffe à des kilomètres.
- J’aime votre façon de penser, Nathaniel.
- Et vous ? Quelle raison vous a poussée à venir ce soir à la Red Point Gallery ?
- Je connais très bien Gaspar, expliqua Sharon, et comme vous, j’admire son œuvre.
- Vous connaissez Gaspar van Trier ? » fit le patron de Prime Entertainment, admiratif. « Décidément, vous aimez côtoyer les fortes personnalités.
- La preuve, je me trouve en ce moment-même à vos côtés.
- J’en suis flatté, apprécia Burgess. Oups, faisons vite demi-tour, les deux aliens reviennent vers nous.
- Qu’ils s’approchent à nouveau, et je demande à Gaspar de les intégrer dans son exposition. »
« J’aimerais te confier un secret », annonça Nathaniel en caressant le corps nu de Sharon, un verre de vodka glacée dans sa main libre.
Cigarette aux lèvres, celle-ci lui adressa un regard goguenard. Cela faisait bientôt deux semaines qu’ils s’adonnaient à des ébats d’une sauvagerie sans commune mesure, et leur soif de sexe n’avait d’égal que leur appétit de violence. Nathaniel ne se souvenait pas d’avoir rencontré partenaire plus exquise et plus intimidante que Sharon. Et plus le temps passait, plus il était convaincu qu’il pouvait lui confier des secrets que seuls Christian connaissait.
Leur nouvelle partie de jambes en l’air ébats avait ébouriffé la chevelure de Sharon et enduit son corps de sueur, mais elle n’en était que plus magnifique. Ils venaient de faire l’amour à deux reprises, mais il lui suffit de la contempler pour se sentir prêt pour un troisième round.
« Est-ce bien raisonnable ? » fit-elle en déposant son pied délicat contre l’intérieur de sa cuisse, à quelques millimètres de son pénis.
A ce contact, il se sentit raidir de plus belle.
« Seul Christian est au courant de ce que je vais te raconter, dit-il. Je sais que je peux te faire confiance, et je suis également convaincu que cela va beaucoup te plaire. »
Nathaniel lui raconta alors les prémices de son Projet Inferno. Partant de sa profonde misanthropie, apparue très tôt dans son enfance, il enchaîna sur son désir de rendre la population plus idiote, afin de mieux la contrôler, puis sur ses fantasmes démoniaques, où il était question de transformer le pays en véritable Enfer et d’enrôler une armée de démons pour tourmenter tout ce misérable bétail.
« Ce n’est qu’une idée, bien entendu, une simple rêverie un peu folle, expliqua-t-il. Mais parfois, je me surprends à concevoir une organisation qui me permettrait de faire de l’Amérique cet enfer auquel j’aspire tant.
- L’enfer existe déjà, répliqua Sharon. Toute cette médiocrité permanente, cette société de l’exécrable gouvernée par des larves et des cloportes : penses-tu vraiment que c’est le Paradis ?
- Cet Enfer est laid, répugnant, abject, accorda Nathaniel. Or, ce que je désire, c’est un enfer noble. Où les surhommes prendraient enfin le dessus de cette populace obscène et pitoyable. »
Sharon prit le temps de méditer sur ses paroles, buvant quelques gorgées dans son verre.
« Intéressant, dit-elle ensuite. Un tel enfer serait, pour nous, le plus fabuleux des paradis. Comme quoi, il suffit parfois d’un simple changement pour que les pôles s’inversent.
- Et il est grand temps que cela se produise. Le monde ne peut plus tourner ainsi.
- Je suis d’accord… »
Elle leur resservit une nouvelle tournée de vodka, tandis que Nathaniel préparait de nouvelles lignes de cocaïne sur une assiette. Comme à chacune de leurs rencontres, il avait invité Sharon à dîner au Four Seasons, où ils avaient discuté de choses et d’autres - principalement du Mal, de cette société malade et de leur fascination pour la mort et la souffrance – avant de la conduire dans sa suite au Ritz. Et ainsi que le voulait désormais la coutume, il lui avait d’abord offert une vodka et une ligne de coke, avant de se débarrasser de leurs vêtements et d’imbiber les draps de leurs divers fluides corporels. La première fois, Nathaniel avait été surpris du grand nombre de cicatrices et de tatouages qui constellaient le corps de Sharon, mais la vue de cette chair suppliciée ne l’avait que davantage excité. Et non seulement Sharon avait beaucoup mouillé, mais elle avait également pas mal saigné, ainsi qu’elle l’avait exigé.
« A mon tour de te confier un secret, déclara-t-elle. A condition, bien entendu, que tu gardes cela pour toi.
- Cela va de soi.
- J’ai également en tête un projet fou, difficilement réalisable – peut-être même carrément inconcevable – mais pour lequel je compte bien m’investir corps et âme. »
Elle prit une ligne dans l’assiette que lui tendait Nathaniel avant de poursuivre :
« As-tu déjà vu La fin absolue du monde ? »
Il secoua la tête.
« C’est un moyen-métrage de John Carpenter. Ça raconte l’histoire d’un homme à la recherche d’un film maudit qui, lors de son avant-première, aurait poussé ses spectateurs à la folie meurtrière, avant que la salle de cinéma ne se consume mystérieusement. Ce n’est pas une des meilleures œuvres de Carpenter, mais l’idée m’a séduite. Imagine si un simple film pouvait devenir une arme mortelle… Avec les moyens de diffusion actuels – les salles de cinéma, Internet, les réseaux sociaux – le chaos serait instantané.
- C’est une idée tentante, en effet, apprécia Nathaniel.
- J’y réfléchis depuis un moment. Et plus j’y songe, plus je me dis que c’est possible. Je veux dire, de réaliser un film capable de faire autant de mal. Je sais mes œuvres ont déjà éprouvé des esprits pourtant solides. Il suffirait de produire une imagerie propice à un grand traumatisme, de faire en sorte que cela s’incruste dans l’esprit des spectateurs…
- Tu veux réaliser un film tueur ?
- Mieux : un film destiné à un public restreint. Seules les âmes corrompues et maléfiques seraient capables de le visionner sans devenir fou. Quant aux autres… ma foi, ils seraient sévèrement punis pour leur curiosité. Ce serait un moyen de nettoyer la société d’une partie de ses individus les moins nécessaires. C’est ce que j’essaie de faire depuis des années, mais cette fois, je veux y arriver. Je veux faire le film le plus dangereux de l’histoire du cinéma. »
Nathaniel lui adressa un regard brillant d’admiration, les pupilles dilatées par l’exaltation et la drogue.
« Tu veux que je te dise, Sharon ? fit-il. C’est la meilleure foutue idée que j’ai entendue depuis belle lurette. Il faut que tu le fasses. Tu en as les moyens. Je le sais. Toi seule est capable d’accomplir un tel miracle.
- On verra… Ça ne va pas être une mince affaire. Depuis le temps que j’essaie…
- Tu y arriveras », insista Nathaniel.
Il se pencha vers elle et l’embrassa longuement, avec tendresse. Il sentit son sexe s’ériger, tandis qu’elle collait sa poitrine ferme contre ses pectoraux et faisait glisser sa langue le long de sa gorge.
« Tu sais quoi ? J’ai un marché à te proposer, susurra-t-elle à son oreille.
- Je suis toute ouïe, murmura-t-il en retour.
- Rassemble ton armée de démons, fais de notre pays un Enfer sur Terre, et en échange, je te promets de tout faire pour réaliser ce film. Et s’il s’avère capable de pousser ses spectateurs à propager a folie, tu auras le droit de t’en servir. Bien sûr, si je venais à accomplir un tel miracle, il faudrait s’attendre à ce que l’on veuille le détruire. Mais il en restera toujours une copie… et elle sera rien que pour toi. Cela te convient-il ? »
Ce fut au tour de Nathaniel d’approcher ses lèvres de son oreille, mordillant le lobe au passage.
« Marché conclu », murmura-t-il.