Premier Chapitre
IntroductionPendant qu’elle réfléchissait, ses yeux vagabondaient sur le mur du bureau sans fenêtre, entre la chambre de son fils cadet et les toilettes. La peinture blanche, ternie par le temps était maculée d’une multitude de petites taches brunes.
En ce dernier dimanche de mars, malgré l’heure tardive, elle s’était à nouveau installée dans cet endroit minuscule. La pièce exigüe, d’à peine plus de cinq mètres carrés, laissait uniquement la place pour un meuble informatique et un fauteuil. Nathalie, assise dans le siège orienté vers le mur gauche du réduit, avait les mains jointes devant sa bouche. La petite rousse d’un mètre cinquante-six se massait le nez avec ses deux index. Tiraillée par la crainte d’avoir raté quelque chose d’important, elle passait en revue tout ce qu’elle avait appris ces dernières semaines. Après une longue minute, elle se tourna d’un geste machinal en direction de l’ordinateur et jeta un coup d’œil à l’heure inscrite en bas de l’écran : vingt-trois heures quarante-six.
Prise d’une agitation inexplicable, elle sursauta avant de se lever d’un bond et sortit de son bureau à toute allure. Habituellement, elle adorait tenir la rampe en fer forgé et descendre lentement le grand escalier droit qui menait au rez-de-chaussée, laissant apparaître son corps dans l’énorme miroir doré accroché à l’étage inférieur. Cette fois-ci, il n’en fut rien et elle le dévala en moins d’une seconde. Une fois en bas, elle poussa la porte d’entrée et se retrouva dans le jardin. Après quelques pas, elle ouvrit la portière de sa voiture, parquée sur la rampe en béton qui menait au garage. La policière avait l’habitude de l’y stationner lorsqu’elle n’était pas de service. À l’aide de la télécommande récupérée dans le vide-poche central, Nathalie Lourieux, commandant au SRPJ de Lyon, antenne de Grenoble, ouvrit le portail automatique et sortit en trombe de chez elle.
La berline bondit par-dessus le petit caniveau et un énorme craquement se fit entendre lorsque le bas de caisse frotta sur l’asphalte. Dès qu’elle l’actionna, le deux-tons déchira le silence de la nuit léthargique.
Le pied au plancher, elle s’élança dans la rue peu fréquentée et faiblement éclairée par quelques lampadaires déficients. Instantanément le gyrophare teinta de bleu les façades des maisons endormies. L’enquêtrice lança alors un appel d’urgence sur la fréquence police. Puis, elle saisit son smartphone et, de ses doigts rapides, exerça quelques pressions sur l’écran. Impatiente que la communication s’établisse, elle tambourinait de façon frénétique sur son volant. Le psy s’était trompé, elle en était certaine.
Après quelques sonneries, une voix douce se fit entendre dans les haut-parleurs du véhicule qui prenait de la vitesse.
— Allo ?
Le ton était calme, mais Nathalie savait pertinemment qu’à cause de l’heure tardive de l’appel, sa collègue était déjà en alerte.
— Dominique, c’est moi. On s’est planté. Il ne commet pas ses crimes le premier de chaque mois, comme le pensait le profileur, c’est pour ça qu’il n’y a pas eu de cadavre en janvier. L’assassin se sert des meurtres comme d’un calendrier. En fait, je suis sûre qu’il enlève et tue ses victimes le dernier jour du mois. On est le trente et un, il va remettre ça cette nuit. Si ce n’est pas déjà fait.
— Ça veut dire qu’il n’y a pas une minute à perdre. Tu crois vraiment qu’il va déposer le corps au même endroit que les fois précédentes ? demanda le capitaine O’Brien à sa patronne, d’un ton incrédule.
— J’en suis certaine. Il nous défie et veut jouer avec nous. Rejoins-moi là-bas le plus vite possible.
À présent, Lourieux filait, en direction de l’autoroute. La circulation était fluide en cette heure tardive. Seule sur la trois-voies, elle accéléra encore plus. Le compteur de sa voiture avait franchi la barre des deux-cents kilomètres heure.
Quand elle quitta l’A41, après deux petits kilomètres, Nathalie aperçut le Mont Saint-Eynard sur sa gauche. Le ciel clair et étoilé illuminait les quelques traces de neige qui restaient encore sur le sommet. Aussitôt la départementale D11 la conduisit à travers champs, dans la vallée du Grésivaudan, vers la commune de Domène.
La route étroite et le revêtement abimé l’avaient contrainte à ralentir, pourtant sa vitesse était encore largement au-dessus de la limite autorisée. Chaque virage qui l’obligeait à rétrograder, donnait à son moteur l’occasion de vrombir d’avantage, affolant ainsi l’aiguille du compte-tours. Dès qu’elle croisait les feux d’une voiture, son visage éclairé pendant une fraction de seconde, laissait voir l’état d’anxiété dans lequel la conductrice se trouvait. Le front plissé au-dessus de son regard bleu d’azur, elle se répétait mentalement la même phrase, comme un mantra qui aurait le pouvoir d’éviter que le pire ne se produise :
— Pourvu que je n’arrive pas trop tard ! Pourvu que je n’arrive pas trop tard !
Après la traversée de l’Isère, Nathalie fut obligée d’écraser la pédale de frein. Dans un crissement de pneus suraigu, elle franchit le rond-point qui se matérialisa comme par enchantement devant son capot. Enfin le panneau Domène apparut à travers le pare-brise maculé d’insectes. Tout d’abord, elle passa devant de rares maisons espacées sur une voie rectiligne. Puis tandis qu’elle empruntait la rue principale, les habitations se densifièrent. Son Opel commença à gravir la route en direction de Saint-Jean-Le-Vieux. Une fois de plus, la policière baissa la tête vers l’ordinateur de bord de son véhicule, l’horloge indiquait minuit pile.