Premier Chapitre
PrologueClaire
Je suis dans la cuisine, comme tous les jours, je fais la vaisselle en regardant par la fenêtre de notre appartement situé dans le Bronx. Il n’est pas très grand, mais il est bien équipé, bien décoré dans des tons ficelle et blanc. Il est à mon image… Confortable. J’ai à peine la trentaine et j’ai l’impression de vivre comme une vieille.
Ménage, cuisine, repassage... Je fais bien attention à ce que le repas soit prêt quand mon mari rentre du boulot, je fais gaffe à ce que ses chemises soient nickel aussi. J’essaye d’être une bonne épouse, celle qu’il désirait que je sois, celle qu’il a modelée. Rien d’excitant, je suis une femme au foyer des plus banales. C’est mon mari qui l’a voulu ainsi, il ne souhaite pas que je travaille.
Je suis « coincée » à la maison, car il préfère que je m’occupe de lui, que je ne « perde pas mon temps » ailleurs. Il gagne assez d’argent pour qu’on vive sans se soucier des fins de mois. Chase Green est avocat, et cela ne fait que quelques semaines qu’il plaide à la cour. Il bosse du matin au soir, parce qu’il doit faire ses preuves pour devenir un jour un « grand » avocat. Nous n’avons pas d’enfants, car je ne peux pas en concevoir. Il le savait, ça l’avait même arrangé de l’apprendre lorsque je le lui ai avoué. Il n’en désirait pas.
Quand nous nous sommes rencontrés, il ne voulait rien de plus que « moi », que Claire. La question des enfants n’est venue qu’après. Mon amour lui suffit. Lui aussi me suffit, mais parfois, j’aspire à plus. On s’est rentrés dedans lors d’une soirée. Maladroite, j’ai renversé mon verre sur lui. Je me suis excusée lamentablement en essayant de nettoyer le punch avec ma serviette, mais le mal était fait.
Je l’avais copieusement arrosé. Il m’a souri, il m’a dit que j’avais de beaux yeux, et on ne s’est plus jamais quittés depuis ce jour-là, malgré nos différences. Il suivait ses cours de droit, et moi, j’étudiais la littérature, alors que ma passion, c’était la musique, et tout ce qui gravite autour.
C’était presque une obsession à l’époque, je vivais musique, je respirais musique, je mangeais musique. J’ai atterri dans la filière littéraire parce que mes parents venaient de là. Ils sont professeurs tous les deux. Cela ne m’a jamais intéressée, mais c’était le deal. Ils me payaient mes cours de piano et moi j’étudiais la littérature américaine et anglaise, pour un diplôme que je n’ai jamais obtenu au final.
Je n’étais pas douée du tout pour cette discipline. Ils ont toujours refusé de financer une école des métiers artistiques où j’aurais pu apprendre et m’épanouir. Je voulais intégrer la Julliard School ou un autre établissement moins prestigieux, mais leur réponse était inlassablement la même : « Non ! Fin de la discussion ».
Je me suis contentée de mes cours privés, c’était le seul et unique moyen de vivre ma passion. Mon professeur, Mrs Remington, petit bout de femme ridé et grisonnant, m’a toujours dit que j’avais un don, que c’était inné chez moi, que j’irais loin si je m’accrochais. Elle s’est trompée. Je ne suis pas allée « plus loin » que… le… Bronx. Chase et moi, nous sommes tombés amoureux alors que nous n’avions pas beaucoup de choses en commun.
Il est gentil, stable, terre à terre. Moi, j’ai une âme de musicienne, qui rêve et qui vagabonde. Trop à son goût. Il fallait que je choisisse entre ma passion « envahissante » et lui, c’était son ultimatum, et je l’ai choisi lui. Parfois, je le regrette, même si je suis heureuse à ses côtés. Chase aurait pu sortir avec qui il voulait à l’époque.
Un beau blond athlétique, aux cheveux courts et à la mâchoire carrée, les yeux bleus, avec un sourire ravageur. Une gravure de mode ou presque, avec un avenir prometteur… Sa liste de prétendantes était plutôt longue, mais il a jeté son dévolu… sur moi. Pourquoi ? L’amour ? Je n’y ai pas cru au début. Cela m’agace de penser ça, comme si moi je n’avais pas eu le choix.
Enfin… Je ne l’avais pas tant que ça le choix. J’y songe souvent. Je suis une ancienne grosse, brune, aux yeux noisette, de taille moyenne, au visage passe-partout, qui a perdu du poids, et qui s’est reconstruit un corps potable, même si les vergetures parcourent encore ma peau, malgré toutes ces années. Elles me rappellent qui j’étais avant, « comment » j’étais, plus précisément.
Ce sont des dessins indélébiles qui ne me laissent pas oublier un passé difficile. Les types ne se bousculaient pas pour sortir avec moi. Alors quand un des plus beaux mecs du campus s’intéresse à vous, est-ce que vous vous offrez le luxe de refuser ses avances ? Eh bien non… Vous dites « oui », c’est tout !
Pas spécialement par amour, mais parce que c’était le seul qui posait les yeux sur moi depuis des années, et qui me désirait malgré mes défauts. Une fois, je lui ai même demandé si c’était son fantasme de se taper une grosse. Il a rigolé et m’a avoué avec honnêteté, mais toujours avec gentillesse, que lui non plus ne comprenait pas son attirance pour moi, car je n’étais pas son type du tout. Toujours est-il que je lui plaisais beaucoup.
Il en avait marre de sortir avec de jolies filles et il recherchait du « vrai ». Sur le moment, je l’avais quand même mal pris, même si je savais à quoi je ressemblais, qui j’étais. Quand il parlait de belles femmes, je ne faisais pas partie du lot, malgré le fait qu’on m’ait toujours dit que j’avais un joli visage. Pourtant, j’avais ravalé ma fierté en me persuadant que quelques mots indélicats, cela n’était pas si grave : il avait pris la peine de s’intéresser à moi, chose qui n’aurait jamais dû arriver, à part dans un monde parallèle. Les mystères de la nature…
Je ne pouvais pas rêver mieux, mais… oui, ce fameux « mais » qui vient gâcher des situations simples pour les rendre compliquées. J’ai un prince charmant à la maison, c’est vrai. Mais j’ai ce sentiment étrange qui ne me lâche pas. Celui que quelqu’un d’autre m’attend, ailleurs. Je ne veux pas tromper Chase. Pour quoi faire ? Pour qui ? Pour un plan cul ? Du sexe pour du sexe, cela ne m’intéresse pas, et je ne désire pas le rendre malheureux.
Si je devais lui être infidèle, je n’oserais plus me regarder dans une glace après ça, je crois... Notre vie sexuelle n’a rien d’extraordinaire, parce que là aussi, c’est barbant pour moi. Je ne ressens rien de rien quand nous faisons l’amour. Il faut dire que Chase a été le seul et l’unique, donc je n’ai pas une grande connaissance en la matière pour savoir si oui ou non il est bon au pieu.
J’imagine que le problème vient de moi. Encore. Parce que Chase, avec toutes les filles qu’il a connues à la fac, ne peut qu’être expérimenté. Quoiqu’il soit plutôt traditionnel, une seule position, voire deux dans les bons jours, mais rien de plus…
C’est sans doute l’ennui et la routine de notre couple qui me font penser à des trucs pareils. J’ai besoin de me trouver un hobby, car le ménage et le repassage n’en sont pas. C’est ce qu’Andy ne cesse de me répéter. Andy est mon meilleur ami. Je l’ai rencontré à la fac également. C’est un grand brun aux cheveux courts, les yeux marron, avec de belles petites fossettes sur les joues.
Il est très séduisant. Il faisait lui aussi tourner la tête des filles, jusqu’au jour où on l’a surpris en train d’embrasser langoureusement le quaterback de l’équipe de foot dans les vestiaires. La nouvelle n’avait pas tardé à se répandre dans tout le campus : Andy Newton était gay. Cela avait brisé le cœur de certaines, et donné de l’espoir à certains.
Au début, je pensais qu’Andy s’intéressait à moi romantiquement parlant. C’était plutôt irréel, un type comme lui avec une fille comme moi... Pourtant j’avais commencé à y croire, comme on s’entendait sur tout ou presque. Mais quand j’avais appris en même temps que les autres qu’il préférait les hommes, mon cœur s’était décroché.
Ceci dit, j’avais tout de même été rassurée. J’avais beau le draguer comme une folle, mes tentatives restaient vaines. Je m’étais donc convaincue comme je le pouvais que ce n’était pas mon charme qui était en cause... Que ça n’avait rien à voir avec mon poids, et que c’était à cause de son orientation sexuelle. Quand Chase s’était intéressé à moi, afin de dissiper les doutes dès le départ, je lui avais demandé sans détour s’il était homo. Il avait écarquillé les yeux en grimaçant :
– Non, je ne suis pas une tapette ! Pourquoi ? J’en ai l’air ?
Le mot « tapette » m’avait irrité l’oreille, mais quand je lui avais dit que mon meilleur ami « en était » et que cela me dérangeait qu’il utilise ce mot, il s’était vite excusé. Chase n’aime pas Andy. Parce qu’il est gay ? Parce qu’il est aussi beau et intelligent que lui ? Chase le tolère, car nous sommes amis. Rien de plus. Andy est un chroniqueur-youtubeur à la mode. Il est sponsorisé par plusieurs marques de différents horizons, qui le payent pour vanter leurs produits.
Il peut très bien faire de la pub pour un parfum un jour et le lendemain, aller manger dans un restaurant qui l’aura sollicité. Son style plaît, c’est presque une icône gay, il a une certaine popularité. Cet après-midi, je l’accompagne faire du shopping en centre-ville pour me changer les idées.
Lui non plus n’est pas fan de Chase, et quand il peut m’emmener loin de chez moi, il saute sur l’occasion. Il sait que je m’ennuie et c’est aussi à cause de ça qu’il n’aime pas mon mari, parce qu’il ne veut pas que j’aille travailler. Il l’appelle souvent le « Geôlier ». Il plaisante constamment à ce sujet et s’étonne encore qu’il me laisse sortir sans lui demander la permission. Chase n’est pas jaloux, mais possessif, et parfois, c’est étouffant.