Premier Chapitre
Kaela avait le souffle court. La peur lui tenaillait le ventre. Mais pour quelle raison ? Et où se trouvait-elle ? Perdue, elle ne parvenait pas à reconnaître les lieux.Puis cela lui revint. C’était sa maison. La salle d’entrée. La porte derrière elle était entrouverte. Venait-elle de rentrer ou allait-elle sortir ? Aucune idée. Kaela ne savait pas comment elle s’était retrouvée là. La lumière filtrant par les fenêtres du salon, sur sa gauche, laissait voir qu’elle se trouvait seule. Elle avança vers le séjour et s’apprêtait à appeler sa mère, quand elle s’arrêta net. La raison de sa peur lui revenait à l’esprit.
Quelqu’un la suivait. Il se rapprochait, elle le sentait. Repartant d’un pas rapide, elle ne parvint qu’à se prendre les pieds dans le bord du tapis et à trébucher, se cognant le genou contre la table basse. Jetant un regard par la fenêtre côté rue, elle aperçut un mince croissant de lune percer les nuages. La nuit ? Impossible, il faisait bien trop clair. Et pourtant, elle était bien en train de la contempler.
Un bruit derrière elle. La peur lui vrilla l’estomac. Un bref coup d’œil à la porte d’entrée ne lui permit pas d’apercevoir son origine. Mais la personne à ses trousses semblait toute proche. Elle s’appuya sur le canapé et se remit en marche, aussi vite que son genou douloureux le lui permettait. Dans le couloir, elle tenta d’ouvrir la porte de la chambre parentale, sans succès. Depuis quand la fermaient-ils à clé ?
Un nouveau bruit. Un grognement. Une personne ? Non, c’est un animal qui la poursuivait. Le son semblait cette fois provenir de l’intérieur de la maison. La bête était entrée. La peur se mua alors en terreur.
Sa propre chambre se trouvait un peu plus loin. Elle avança péniblement, fébrile, les jambes flageolantes. En arrivant devant sa porte, elle aperçut le miroir de la salle de bain, juste au bout du couloir, et fut stupéfiée par l’image qu’il lui renvoya. Celui d’une adolescente de seize ans dont la terreur se lisait dans son regard exorbité, sa peau mate et ses cheveux noirs faisant ressortir ses yeux verts en amande. Une peur qui accentuait l’impression de fragilité émanant d’elle en temps normal, en raison de sa faible corpulence.
Elle secoua la tête pour se ressaisir et, après un rapide coup d’œil vers le début du couloir, actionna la poignée. Ouf, ouverte. Elle se glissa à l’intérieur, soulagée, et repoussa le battant en tâtonnant autour de la poignée. Pas de clé ! Où était-elle ? Elle devait absolument fermer la porte.
Se sentant prise au piège, le soulagement laissa place à un profond sentiment d’impuissance. Les yeux embués de larmes, elle avança dans sa chambre en cherchant la clé du regard. Sur son bureau, peut-être, perdue dans le fouillis qui s’y trouvait ? Elle s’en approcha, haletante.
« Kaela.
— Maman », s’écria-t-elle en se retournant. Mais personne d’autre ne se trouvait dans la pièce. Elle ne voyait que la porte qu’elle venait de franchir. Une ombre apparut alors sous celle-ci. Des bruits de reniflement. Comme un chien sentant une odeur. Flairant une piste. Elle recula lentement, envahie par un sentiment d’impuissance.
« Kaela. »
Une main se posa sur son épaule. Elle sursauta en criant et se retourna, les yeux exorbités de terreur.
Sa mère. Il faisait tout à coup plus sombre. Perdue, Kaela regardait autour d’elle sans comprendre. Puis elle réalisa. Elle se trouvait au même endroit, dans sa chambre, mais dans son lit. Sa mère était penchée sur elle, une main sur son épaule. L’inquiétude se lisait dans ses yeux verts, dont elle avait hérité.
Sa peur s’évapora en un instant en réalisant qu’elle n’avait fait qu’un mauvais rêve. Se sentant un peu bête, Kaela s’aperçut alors des larmes qui coulaient sur ses joues. « Oh maman, j’ai fait un de ces cau… »
Elle se tut en voyant le visage de sa mère. Il n’exprimait pas uniquement de l’inquiétude. Bien qu’il fasse sombre, il était visible qu’elle était aussi épuisée. Mais malgré ses traits tirés et ses cheveux auburn en bataille, le cauchemar ne devait pas l’avoir réveillée, car elle portait les mêmes vêtements que la veille. « Maman ? Qu’est-ce...
— Kaela. Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Lève-toi et habille-toi. Vite.
— Mais…
— Pas de mais. Dépêche-toi. » Sa mère tira sur la lourde couette pour l’obliger à se lever.
Presque autant perdue qu’à son réveil, Kaela posa les pieds sur le parquet froid et attrapa les vêtements jetés la veille sur sa chaise de bureau. Pendant qu’elle s’habillait, l’éclairage du couloir lui permettait de distinguer sa mère. De dos, elle fourrait pêle-mêle pulls, pantalons, chaussettes et sous-vêtements dans un sac de voyage. Ça va être tout froissé. Mais qu’est-ce qu’il lui arrive, pensa Kaela avant que sa mère se retourne, exposant son côté droit à la lumière.
Bouche bée, Kaela resta sans réaction devant le spectacle qui s’offrait à elle. La manche droite du pull vert pâle de sa mère était entièrement déchirée. Les lambeaux de tissu pendaient mollement, tâchés d’une substance sombre. Du sang. Dessous, de longues lacérations s’apercevaient sur la peau blême du bras. Choquée, Kaela ne savait que dire ou faire.
Remarquant son regard, sa mère pivota pour masquer son côté droit et jeta la sangle du sac sur son épaule gauche, grimaçant en bougeant son bras blessé. Puis elle secoua Kaela pour la sortir de sa torpeur. « Viens.
— Maman… Ton bras…
— C’est rien. Suis-moi, il faut qu’on parte.
— Mais…
— Kaela ! » s’écria sa mère pour la faire réagir. « Je t’ai dit que je n’avais pas le temps de t’expliquer. Mais je le ferai plus tard. On n’a pas de temps à perdre pour l’instant. »
Surprise d’entendre sa mère lui crier après, elle d’habitude si calme et posée, Kaela se leva et la suivit en silence. Au bout du couloir, elle lui fit signe d’attendre et actionna l’interrupteur, les plongeant dans le noir.
Kaela réalisa alors qu’aucune lumière n’était allumée. Elle patienta derrière sa mère durant d’interminables secondes, pendant que celle-ci tournait la tête d’un côté puis de l’autre. Elle semblait écouter quelque chose, mais quoi ? On n’entendait rien, en ce début de nuit.
Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, elle aperçut sa mère lui faire signe de la suivre. En repartant, Kaela réalisa qu’elle avait inconsciemment retenu sa respiration durant toute cette étrange pause. Elles traversèrent le salon et la petite entrée en contournant soigneusement chaque meuble sur leur chemin. Puis sa mère entrouvrit la porte et s’immobilisa à nouveau. Kaela sentait l’air frais pénétrer dans la maison pendant que sa mère semblait à l’écoute d’un bruit qu’elle seule pouvait entendre.
Nouveau geste de la main. Elles sortirent quand, en sentant les pierres froides de l’allée sous ses pieds, Kaela réalisa être toujours en chaussettes. « Attends maman… » commença-t-elle, s’interrompant en voyant sa mère se retourner avec une vivacité qu’elle ne lui connaissait pas.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » fit cette dernière tout bas, en scrutant les environs.
« J’ai… j’ai oublié de mettre mes chaussures », répondit Kaela, se sentant plus stupide que jamais. Elle rentrait la tête dans les épaules, craignant de se faire à nouveau gronder.
Sa mère la fixait, bouche bée, s’apprêta à dire quelque chose, mais se retint et jeta un bref coup d’œil vers la rue. « C’est pas grave. Va vite en mettre. Je démarre la voiture. » Puis elle tendit la main pour caresser doucement ses cheveux, un tendre sourire aux lèvres. « Toujours aussi tête de linotte, toi. » Sa mère se détourna ensuite et se hâta vers la citadine, garée sur le trottoir.
Kaela resta quelques secondes interdite. Avait-elle bien vu des larmes dans les yeux de sa mère ou était-ce le fruit de son imagination ? Se reprenant, elle retourna à l’intérieur de la maison enfiler ses chaussures de sport et ressortit en trottinant. Elle s’apprêtait à monter à l’arrière de leur petite Clio bordeaux, quand elle se rendit compte que seule sa mère se trouvait à l’avant, côté conducteur.
Après une seconde d’hésitation, Kaela fit le tour de la voiture et s’assit sur le siège passager. « Papa n’est pas là ? » demanda-t-elle en bouclant sa ceinture de sécurité.
« Non. Il… il nous rejoindra plus tard », répondit sa mère en évitant de croiser son regard.
Kaela aperçut ses blessures. Elle était si troublée qu’elle les avait complètement oubliées. « Maman, ton bras… » fit la jeune fille en tendant la main. Les images des dernières minutes se mirent à tournoyer dans sa tête, lui donnant presque le vertige. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Est-ce... » Elle craignait de poser la question. « Est-ce que papa va bien ? »
Sa mère se tourna vers elle, le regard triste. « Ça va aller », répondit-elle. « C’est superficiel pour mon bras. Et Michel… ton père… il devrait nous retrouver plus tard », finit-elle dans un murmure en reportant son attention sur la nuit qui les environnait. Après un court silence, elle enclencha une vitesse et s’engagea dans la rue, l’air ailleurs. Oubliant même de râler contre le clignotant, en panne depuis la semaine précédente.
Devrait nous retrouver, pensa Kaela. Comme si elle n’en était pas sûre. Une boule se forma dans sa gorge. Elle ne comprenait rien à ce qu’il se passait. Mille questions qu’elle n’osait poser lui brûlaient les lèvres. Mille interrogations qu’elle taisait par peur de déranger sa mère, qui semblait déjà sous tension.
C’était en tout cas ce dont elle tentait de se convaincre. Car sa vraie crainte était les réponses qu’elle pourrait obtenir, qui risqueraient de confirmer cette impression naissante que son petit monde s’écroulait. Qu’elle s’éloignait inexorablement de cet univers paisible où elle vivait jusqu’alors heureuse, et avançait maintenant dans l’inconnu. Cette idée ne faisait qu’accentuer l’anxiété et la peur qui grandissaient en elle.
Kaela eut tout à coup la sensation de manquer d’air. Elle entrouvrit la fenêtre pour sentir le vent sur son visage. J’aurais préféré rester dans ce rêve, finalement. Mais peut-être y était-elle encore. Parfois, les cauchemars ne semblaient-ils pas plus réels que la réalité elle-même ? En tout cas, celui qu’elle avait fait paraissait presque plus vraisemblable que les dernières minutes qui venaient de s’écouler.
Une bourrasque plus forte lui fouetta alors le visage, la ramenant à la réalité. Non, ce n’était pas un rêve. Même le lugubre hululement de chouette qu’elle entendait à l’instant par la vitre ouverte était bien réel. Sentant sa mère s’agiter à ses côtés, Kaela sortit de ses pensées.
Elles étaient maintenant hors de la ville et traversaient la forêt. Sa mère observait sans cesse les alentours, les mains crispées sur le volant. Aucune autre voiture ne circulait à cette heure tardive. Seules les quelques courbes de la route brisaient le défilement hypnotique des arbres. Kaela reposa son front contre la vitre, regardant sans y prêter attention les bois environnants. Alors qu’elles s’enfonçaient dans la nuit, elle remarqua à peine les deux points lumineux formés par les yeux d’un animal, tapi dans les fourrés, qui brillèrent quand les phares les éclairèrent.