Premier Chapitre
Faute de graines, on mange des vers.— Proverbe corbeau.
Une des plus anciennes traditions de notre Terre exigeait que le jour succédât à la nuit, la nuit au jour, et ainsi de suite.
Mais c’était terminé.
Un éclair déchira les nuages en crépitant. La pluie acide redoubla d’intensité et commença à me ronger le plumage avec voracité. Un frisson, venu des tréfonds de mon être, me parcourut toute la longueur du dos sous l’effet de la morsure du vent cinglant. Des gouttes glaciales, engeances démoniaques d’un ciel maladif, s’insinuèrent sous mon épais duvet.
Je grelottai.
Ma livrée d’un noir ébène se hérissa pour tenter de me réchauffer le corps. Je me secouai autant que possible pour chasser les perles de pluie qui s’accrochaient aux plumes comme des tiques en quête de sang.
C’était interminable. Le temps semblait suspendu à la voûte croûteuse qui me surplombait et me toisait de toute son indifférence. La faible lueur blafarde de la lune donnait vie à mon ombre et, l’espace d’un instant, j’eus l’impression qu’elle était douée d’une existence propre, délivrée à jamais de ma carcasse. Libérée de sa contrainte éternelle.
Mon esprit fatigué me jouait des tours. Je parcourais du regard le sol boueux depuis tellement de temps que ma vision se troublait. Je n’avais pas l’habitude de laisser ainsi la lassitude me gagner. Il fallait se rendre à l’évidence : j’étais épuisé. Pourtant, cela faisait à peine la durée de quelques battements d’ailes que je me débattais fébrilement avec cette foutue créature. La faim me tenaillait et mon corps commençait à en montrer les stigmates.
Comme si le petit animal l’avait compris, il se cachait adroitement dans la boue, demeurait hors de portée de mon bec et me donnait toutes les peines du monde. Comment une si minuscule bestiole pouvait-elle tant lutter pour sa propre survie avec si peu de moyens à sa disposition ?
Lorsque notre vie était en danger, nous, créatures vivantes, utilisions tout notre attirail de connaissances pour la préserver, même si la bataille restait vaine. Mais un ver, un lombric, non !
En l’occurrence, cette bête microscopique, et donc ridicule, me résistait, piquait mon orgueil à l’endroit où ça faisait le plus mal. Je l’imaginais se tortillant dans tous les sens, produisant des formes étranges avec son corps, et croyant à tort pouvoir m’échapper.
Je claquai du bec, à un point tel qu’une douleur aiguë monta jusque dans mes mâchoires.
— Viens ici, saloperie de ver !
Mon croassement avait retenti dans le lointain, et son intensité se hissa à la hauteur de mon agacement. La météo ne m’aidait en rien dans cette affaire. La pluie générait de petites éclaboussures qui giclaient lâchement dans ma direction, provoquant autant l’irritation de mes yeux que celle de ma patience.
Mais je ne me laissais pas décontenancer. Non loin de là, un nouvel éclair d’une blancheur éblouissante zébra le ciel et m’apporta un angle d’attaque différent. Des ombres apparurent tout autour de moi, menaçantes. Je me figeai, tous les sens aux aguets.
Elles disparurent comme elles étaient venues. Il ne s’agissait que des projections au sol de l’image des rochers m’observant de leurs yeux aveugles. Leur couverture de mousse les modelait en formes inquiétantes, que l’orage nourrissait de ses éclats. Rassuré, je me replongeai sur mon ouvrage. À l'affût, mon bec pointa dans la partie de fange visqueuse où je supposais trouver ma proie, provoquant des remous dans l’eau. De petites bulles vinrent exploser à la surface en produisant des sons flasques pendant que je fouissais à la recherche de ma récompense. Le tonnerre gronda, poussé dans sa poursuite éternelle de la foudre sans jamais obtenir la gratification de la rattraper.
Durant un instant au cours duquel le temps s’arrêta, comme figé dans le froid et me laissant seul en proie au doute, je crus que j’étais passé à côté. Puis, je sentis un bref déplacement au bout de mon bec. Un soubresaut discret d’une faible chose avachie. J’avais fait mouche ! D’un mouvement fulgurant, j’extirpai l’animal de la boue saumâtre dans laquelle il s’était réfugié, m’éclaboussant de liquide visqueux au passage. Ma queue se redressa pour maintenir l’équilibre et m’éviter de me retrouver la tête dans la fange. Celle-ci n’avait pas épargné mon corps et dégoulinait le long de mes plumes. Mais je n’étais pas inquiet. Avec ce qu’il tombait des cieux, je serais rapidement décrassé.
En cet instant, seul au milieu des éléments déchaînés, je ressentis une immense fierté à l’idée d’avoir remporté mon combat contre cet asticot. Couvert par le bruit des trombes d’eau, les battements de mon cœur et ma respiration saccadée accompagnaient ma liesse. J’allais pouvoir apporter ce repas, certes frugal, mais durement gagné, à ma bien-aimée. J’appréciais chaque instant de ma chasse et gonflai mon poitrail de la joie d’être un corbeau.
Hélas, lorsque l’allégresse vous emplit l’âme, la déception la vide deux fois plus.
J’avais sectionné l’animal en deux.
Sous mes yeux ébahis, la seconde partie avait disparu sans laisser de traces dans les tréfonds de la Terre pendant que j’accomplissais ma danse de la victoire. Je pivotai la tête dans tous les sens, comme si ce geste puéril pouvait faire revenir le lombric. Mon corps s’affaissa sous l’effet d’un long soupir. Hîîîk allait être dépitée, mais la hauteur de sa frustration n’atteindrait jamais la mienne en cet instant.
Un oiseau survola ma position. Ses battements d’ailes étaient perceptibles par-delà les claquements du tonnerre et de la pluie. Je n’esquissai plus le moindre mouvement et jetai un regard oblique dans la direction d’où provenait le bruit. Rien de visible, excepté le ciel cotonneux.
Certainement un Éclaireur de la colonie.
Je me détendis à mesure que ses déplacements d’air s’éloignaient de ma position. Il avait sûrement d’autres rats à fouetter que de me dérober ma prise.
Le demi-ver continua de se tortiller avec ardeur et je resserrai l’étreinte, pressant un peu plus les mâchoires. Au-dessus de moi, les nuages menaçants se lassèrent de me harceler et commencèrent à montrer des signes de fatigue. La pluie s’endormait paisiblement, prête à s’en retourner dans son nid de vapeurs.
Le minutage était parfait. J’allais pouvoir apporter mon butin à Hîîîk. La bruine léthargique se transforma doucement en neige grisâtre et poisseuse, comme elle en avait si souvent pris l’habitude. Un frisson me parcourut à nouveau l’échine et une démangeaison vicieuse s’insinua entre mes plumes. Ce n’était pas le froid qui me faisait tressaillir. Un parasite s’agrippait probablement à ma peau pour y prélever un peu de sang et de chaleur.
Et évidemment, il faut que ça arrive au moment où mon bec se trouve occupé.
Gagné par l’irritation, je tentai de secouer ma chair pour déloger l’importun, mais rien n’y fit. J’accomplis quelques sautillements, dessinant des cercles sur le sol, ce qui n’eut pour seul résultat que de me maculer encore plus de boue. L’intrus s’accrochait avec autant d’ardeur qu’un oiseau de proie enserrant une conquête entre ses griffes acérées pour en faire son repas. J’allais devoir m’envoler avec cette cochonnerie sur le dos.
Peste !
Je grommelai de devoir le laisser se nourrir de mes fluides, mais cela valait mieux que de permettre à mon unique butin de la journée de s’enfuir. Mes pattes prirent appui sur un petit rocher, mes ergots s’y cramponnèrent avec force, et s’y reprirent à deux fois avant de trouver une stabilité suffisante. D’un mouvement assuré, je déployai mes ailes et m’envolai vers la cime des arbres morts qui m’observaient froidement depuis mon arrivée.
Le paysage offrait un bien triste spectacle. Les silhouettes décharnées des géants végétaux à l’agonie tendaient des doigts noueux vers le ciel, comme s’ils essayaient de m’agripper pour se repaître de ma carcasse, dans une dernière tentative désespérée de survie. Le plafond aérien, d’un gris laiteux, pleurait tout son désarroi, occultant de ses nuages, chargés de neige terne, la lumière d’une lune à la timidité de plus en plus marquée avec le temps.
Le vent, toujours aussi acerbe, m’obligea à rectifier mon inclinaison afin d’éviter une déviation de trajectoire. Mes plumes peinaient à me garder au chaud et des frissons me parcoururent tout le corps. La membrane de mes yeux les recouvrit dans l’intention de les protéger de l’irritation de la poussière, ce qui réduisit fortement ma vision. Une odeur âcre de brûlé assaillit mes narines, m’empêchant de m’orienter correctement à l’aide de ma mémoire olfactive et m’astreignant à me concentrer exclusivement sur mon radar magnétique pour effectuer le survol de la canopée. Ces émanations aigres faisaient partie du quotidien et, en compagnie de mes semblables, nous n’avions d’autre choix que de les subir. La majorité de ces effluves provenait de l’écorce mourante des géants végétaux, comme s’ils étaient atteints d’une affliction qui les consumait lentement, rôtissant au sein d’un brasier invisible.
Les arbres s’écartèrent devant moi et disparurent pour laisser la place à une plaine désertique, composée de rochers saillants et de terre aride recouverte de particules noires. Un paysage de cauchemar qui en remplaçait un autre. Loin au-dessous de moi se dessinaient les contours de la carcasse de l’Oiseau de Fer. D’après les dires des anciens, cette gigantesque machine était venue mourir là après la Grande Lumière. De ma position, je pouvais apercevoir sa silhouette décharnée, rompue en deux parties lors du choc provoqué par sa chute funeste. Son squelette de métal, martelé par les affres du temps se faisait dévorer, un peu plus chaque jour, par la végétation parasitaire. L’impact avait brisé une de ses ailes qui pendait mollement, seulement soutenue par des tendons de caoutchouc provenant du noyau de ses entrailles. Malgré la distance qui nous séparait, je pouvais ressentir les volutes de rouille qui en émanaient. Ce titan demeurait un des rares vestiges de l’espèce dominante qui l’avait engendré. L’ayant visité par le passé en compagnie des corbillats de la colonie, je me souvenais que son ventre abritait encore les ossements blanchis de ses propriétaires, témoins silencieux de l’existence d’une civilisation pratiquement anéantie par ses propres erreurs.
Loin à l’est, sur la ligne d’horizon, je pouvais distinguer les formes menaçantes du Bois aux Chênes, le territoire des pies, nos ennemies jurées et avec qui nous partagions tant bien que mal ce secteur désolé. Un nouveau frisson me parcourut à l’évocation de cette espèce violente et vicieuse et je détournai le regard pour me concentrer sur mon vol.
La plaine aride s’étirait sur une prodigieuse étendue et je devais redoubler d’attention pour ne pas franchir la bordure qui délimitait la région occupée par nos cousines. À bonne distance devant moi se dessinèrent les traits caractéristiques du Grand Arbre Mort. Sans doute le plus important végétal jamais vu de mémoire de corbeau et marquant la frontière entre les deux groupes. Sa présence m’indiqua que j’approchais de ma destination. Je pris de l’altitude, utilisant la poussée de l’air, et me laissai porter un peu plus en direction du sud.
Ravenhill, refuge de ma communauté, se dressa devant moi.