Premier Chapitre
Il est rentré. Enfin… Je lui dis toute mon inquiétude et l’interroge sur le message qu’il m’a envoyé, il y a quelques heures. Il ressort brièvement, revient. J’entends les paroles qu’il prononce ; elles s’insinuent en moi… Le temps suspend alors sa course et les secondes s’étirent. Mes jambes se dérobent, je chancelle. Je suis Alice chutant sans fin dans le terrier du Lapin Blanc. Mes tempes battent. Ma tête bourdonne, traversée par mille pensées. Mon cœur se serre, implose. Mon souffle est la vague d’un tsunami qui se retire loin, bien trop loin du rivage. J’étouffe ! Mon Dieu j’étouffe ! Ma vue se trouble, mon champ visuel rétrécit et ma main percute violemment son visage, dans un geste salvateur qui me ramène à moi, à ma vie. Ma vie fondée sur des certitudes qui soudain s’effondrent.Quelques mois plus tôt.
Elle avait tout quitté: ses études, sa région, ses amis, sa famille. Surtout sa famille…
Libre. Elle voulait être libre, être la seule maîtresse de sa vie et de son destin. Elle était partie à la hâte, comme on fuit. Elle avait mis un millier de kilomètres entre elle et les siens mais pour finalement quoi ? Une vie étriquée dans ce quartier qu’elle détestait ! Une vie qui ressemblait si peu aux objectifs qu’elle s’était fixés ! Son arrivée dans cette région ensoleillée, avait pourtant été prometteuse… La mer. Elle voulait, vivre au bord de la mer. Elle idéalisait les rives de la Méditerranée, son ciel clair d’été, sa vive lumière, ses odeurs d’huile solaire et de peaux chargées de soleil. Cette jeune femme estimait que la vie lui devait une destinée à la mesure de ses ambitions. Intransigeante, elle ne refrénait, ni ne différait aucun de ses désirs: elle aimait jouir de la vie et de ses plaisirs. Les premiers mois à St Raphaël avaient été idylliques, à l’image de ce qu’elle s’était promis. Et de son point de vue, sa vie serait aujourd’hui bien différente, si elle n’était pas tombée enceinte. Tomber enceinte ? Quelle expression étrange ! Elle convenait néanmoins parfaitement à ce qu’elle ressentait désormais. Elle avait chu, failli dans ses projets ! Elle n’était pourtant pas du genre à admettre facilement ses erreurs. Six ans ! Il lui avait fallu six ans pour abdiquer ! À l’époque, à l’heure de prendre une décision concernant son état, elle s’était persuadée qu’elle ne commettait aucun impair. Yann, était plutôt bien de sa personne, socialement prometteur et sexuellement presque aussi insatiable qu’elle. Ils formaient un beau couple. Elle aimait la façon dont les gens les regardaient dans la rue. Elle adorait le regard envieux des autres femmes… Il était, qui plus est, hors de question qu’elle avorte à nouveau ! Cela lui rappelait une période amère de sa vie. Ses ambitions avaient été piétinées, ses parents avaient changé d’attitude à son égard et elle avait dû se débarrasser d’un moyen de pression pourtant efficace. Ces humiliations étaient gravées en lettres écarlate dans sa mémoire. Elle garderait cette fois l’enfant. Amoureux, Yann avait souhaité qu’ils se marient avant l’arrivée du bébé. Lorsque Lucas était né, elle avait cru pouvoir être heureuse. Elle ambitionnait de lui apporter tout ce qu’elle estimait lui avoir fait défaut, dans sa propre enfance: bébé nageur ; ateliers d’éveils ; spectacles… Lucas était très éveillé, adorable, souriant. Être sa mère était valorisant. Deux années plus tard, Clara était née. Elle était d’une nature plus exigeante, plus ombrageuse que son frère. Son sommeil était capricieux. La charge supplémentaire que représentait ce nouvel enfant, avait commencé à devenir pesant pour la jeune mère. Tenir le second rôle dans le scénario de la vie de ses enfants, n’avait plus rien de charmant ni d’épanouissant !
À trois ans, Clara venait de faire sa rentrée en petite section de maternelle et sa mère avait de nouveau du temps pour elle-même. La jeune femme n’était pour autant pas satisfaite. Lorsqu’elle avait décidé de ne pas avorter, que Yann plaise et comble ses appétences sexuelles, avaient certes pesé dans son choix, mais seule la certitude qu’il était destiné à un très bel avenir, avait été déterminante. Aujourd’hui, s’il était ingénieur dans une « boite sympa », ce n’était en rien le bel avenir qu’elle avait escompté ! Lucas et Clara étant désormais scolarisés, elle aurait pu chercher un emploi et améliorer ce quotidien qu’elle estimait médiocre mais telle n’était pas sa façon de penser. Elle refusait de s’abaisser à des tâches qu’elle jugeait subalternes, indignes d’elle et qui n’auraient pu apporter de changement substantiel. Elle ne voulait pas d’une existence qui se résumerait à travailler pour subsister ; elle voulait une vie extraordinaire ! A présent, son erreur lui apparaissait évidente. Choisir Yann n’avait pas été judicieux. Alors, plus les mois passaient, plus son mari l’agaçait. Il n’y avait d’ailleurs pas que lui, qu’elle ne supportait plus ! Adolescente, elle avait envié ceux qui vivaient sur les bords de la Méditerranée. Les images d’Épinal dont elle avait rêvé, promettaient d’infinies vacances et la Côte d’Azur avait été son Eldorado. Elle savait désormais que le Sud a aussi sa misère. Aznavour avait beau prétendre qu’elle « est bien moins pénible au soleil », elle n’en demeure pas moins misère. Ayant grandi dans un milieu modeste, elle pouvait la reconnaître à des détails anodins et dans le quartier populaire où elle vivait avec Yann et les enfants, elle savait qu’elle la côtoyait au quotidien. Elle avait le sentiment qu’elle se collait à sa peau, qu’elle s’accrochait à chacun de ses pas. Elle en avait peur comme d’une maladie contagieuse et mortelle. Cette promiscuité lui faisait horreur ! Le cadre de vie familial était ainsi la cause de nombreuses disputes au sein de son couple. Lorsqu’elle avait rencontré Yann, pensant que cela serait temporaire, elle avait accepté d’aménager dans son appartement. Elle souhaitait, depuis longtemps, quitter cet endroit qui ne lui avait jamais plu. Mais Yann refusait obstinément, évoquant des prétextes artificieux dont personne n’était dupe. Ce refus la frustrait, la rabaissait, égratignait son amour-propre. C’étaient ses voisins de palier, pour qui elle avait si peu de considération, qui allaient réaliser son rêve de partir ! Certes, ils quitteraient St Raphaël pour l’arrière-pays, mais ils seraient loin de ces immeubles vétustes et sans âme qui l’étouffaient ! « Yann devrait comprendre que je me sens mal ici et que je hais ce quartier ! » se disait-elle. Elle aurait pu hurler ce mot dans toutes les langues: Haine ! Hatred ! Hass ! Haat ! Odio ! « Comment peut-il se sentir bien dans ce quartier minable ? C’est impensable ! » enrageait-t-elle de plus en plus souvent. Elle finit par en conclure que Yann se complaisait dans la médiocrité. Elle le détesta pour cela. Elle n’avait pas l’habitude de batailler pour obtenir ce qu’elle voulait et au fil des jours, elle devint lasse de perdre son temps à lutter inutilement contre l’inertie de son mari. A ses yeux, Yann manquait d’ambition et ce trait de caractère, réel ou supposé, était pour elle rédhibitoire. Elle le haïssait désormais autant que son quartier ! Toute sa personne la révulsait ! Ce dégoût en était arrivé au son même de sa voix, qui l’avait pourtant longtemps séduite. Alors, son attitude envers Yann changea. Cette femme qui arrivait toujours à ses fins, qui savait être douce et ensorceleuse, choisit l’affrontement. Elle fut odieuse. Elle ne cessait d’être capricieuse, critique et condescendante. Yann, blessé par la récurrence des propos acerbes de son épouse, se replia sur lui-même. Il pensait se montrer faible, s’il évoquait la véritable raison de son refus de déménager et la femme qu’il aimait, n’aimait la faiblesse. Loin d’être un caprice, l’attachement viscéral de Yann à ce quartier, révélait une blessure profonde, douloureuse. Alors qu’il n’avait pas vingt ans, ses deux parents avaient succombé, l’un après l’autre, à des cancers foudroyants. Vivre là où il avait grandi lui convenait. Il avait des souvenirs précis de sa mère et de son père vivant dans ce quartier et marcher sur leurs traces, au détour des commerces ou des rues, lui donnait l’impression de ne pas les avoir tout à fait perdus. Partir, signifiait faire son deuil et il n’en était pas prêt. Que son épouse ait connu la raison profonde de son obstination n’aurait toutefois rien changé. Elle n’aurait pu comprendre et accepter cette fêlure. Incapable de compassion, centrée sur elle-même, les sentiments d’autrui lui étaient inaccessibles. Seul son propre ressenti comptait et ne plus se sentir valorisée par son mari l’obnubilait. Avait-elle seulement un jour aimé Yann ? Peu importait finalement la réponse à cette question: Yann ne serait jamais à la hauteur de ses ambitions ! Si elle voulait changer de vie, elle ne devait compter que sur elle-même ! La haine que ce quartier lui inspirait n’était en réalité qu’un prétexte ; le casus belli idéal pour se débarrasser d’un mariage décevant. Elle jugeait que ce dernier ne lui avait quasiment rien apporté et qu’il serait vain d’en espérer davantage. Tourner la page devint dès lors une obsession. Peu importait que cette décision soit prise de façon unilatérale ; il était même primordial que Yann ignore ses projets de divorce, car elle ne le quitterait qu’après avoir assuré ses arrières.
— Il me faut un peu de temps avant de pouvoir lâcher cette branche pourrie ! marmonnait-elle, en astiquant l’appartement déserté pour la journée.
Ranger, nettoyer, passer ses nerfs sur le mobilier l’aidait à organiser ses idées ; soliloquer les rendait concrètes.
— Bon, quelles sont mes options ? Retourner dans le Maine et Loire, même à Angers est hors de question ! J’entends déjà les ragots… Quelle humiliation !
Quémander le peu d’aide financière que ses parents auraient pu lui accorder était tout aussi inimaginable. Pourtant, sans diplôme, inutile de rêver d’une carrière qui lui permettrait d’évoluer socialement et d’avoir la vie qu’elle pensait mériter. Restait, une fois encore, la possibilité d’accéder au Graal de l’ascension sociale, par l’intermédiaire d’une tierce personne. Elle n’émit bientôt aucun doute sur ses chances de succès. Elle se savait agréable à regarder et son ego démesuré lui donnait une assurance désarmante. Elle était aussi loin d’être une idiote. Elle avait notamment contourné la carte scolaire, quelques années plus tôt, lors de la scolarisation de Lucas.
— Mon fils ne se mêlera pas aux enfants du quartier ! avait-elle, dès cette époque, décrétée. Aussi, avait-elle prétexté l’importance d’être bilingue pour choisir une école conforme à ses exigences. Yann aurait préféré que son fils fréquente la même maternelle que lui et il en avait été déçu. Pourtant il avait cédé, comme souvent. C’était par le biais de cette école qu’elle entrevoyait une issue à sa vie désespérément banale, car le quartier où étaient scolarisés ses deux enfants, était l’un des plus prestigieux de la ville. Au regard de ce que lui racontait Lucas cette année, ses fréquentations étaient même des plus intéressantes ! Sa décision était prise. Sa stratégie serait celle du « coucou » et cette fois-ci… elle saurait choisir !