Premier Chapitre
Constantinople,Mardi 29 mai 1453.
La silhouette trapue de la basilique Sainte-Sophie, symbole du pouvoir impérial byzantin, suscitait l’admiration du frère Nil. Le jeune moine, âgé d’à peine vingt-trois ans, portait une bure de laine noire, dont les pans ondulaient dans la brise chaude qui soufflait de la côte. Entre Europe et Asie passait le détroit du Bosphore, qui reliait la mer de Marmara à la mer Noire, le long duquel s’étalait Constantinople. Nil gardait un air juvénile malgré sa barbe naissante, et ses cheveux blonds tonsurés.
Mais soudain, ses yeux gris pénétrants s’emplirent de terreur, de douleur, et de désespoir, à la vue de la bataille qui faisait rage au pied des remparts.
La cité était en feu. Constantinople était perdue. Il ne restait plus que la prière. Frère Nil se tourna vers l’église, le visage malgré tout envahi par une joie incrédule, ému devant la splendeur du bâtiment. La grandeur et la beauté de la basilique dépassait la magnificence, jadis, du Temple de Salomon à Jérusalem.
En pénétrant dans la nef centrale, Nil resta frappé par la merveilleuse coupole qui semblait suspendue. En cette matinée de printemps, la lumière du soleil rayonnait par les quarante fenêtres disposées sur le tambour du plafond. Le fond de la calotte était recouvert par une fresque illustrant le Christ, et Nil se demandait, en cette fin de période byzantine, quel serait le sort réservait aux mosaïques ornant les murs de la basilique.
Les Ottomans étaient aux portes de Constantinople.
La ville, affamée par plusieurs mois de siège, allait succomber d’un moment à l’autre. À cette pensée, il plongea sa main dans la poche de sa coule, ses doigts frôlèrent le papier soigneusement roulé. Il soupira en fermant les yeux, sollicitant la grâce divine dans la démarche qu’il s’apprêtait à accomplir. Le précieux parchemin, et surtout le secret qu’il renfermait, devait échapper à l’infidèle.
Avant de devenir moine, Nil fut scribe et copiste. Il avait alors prononcé ses vœux monastiques. Puis, il avait entrepris un voyage en Terre sainte, et ainsi s’était familiarisé avec la doctrine mystique de l’hésychasme* et avec la littérature patristique*.
Demain, il quitterait Constantinople pour se rendre au mont Athos.
Mais en aurait-il le temps ?
Au loin, résonnaient les canons de l’artillerie ottomane, qui bombardait sans relâche les remparts de la ville.
Constantinople vivait sa dernière heure chrétienne.
Sa chute clôturerait le dernier chapitre du Moyen-Âge, et ouvrirait le monde à une culture nouvelle. Une étape dans le lent processus conduisant à la Renaissance. Une vraie rupture que Nil avait pressentie, dès le mois d’avril, date à laquelle avait débuté le siège imposé par Mehmed II, alors que la situation de Byzance s’était déjà considérablement dégradée, lors des siècles précédents. L’Empire byzantin se réduisait maintenant aux alentours de Constantinople, et au Péloponnèse, et il n’était plus en état de résister à la puissance montante de l’Empire ottoman. Ce dernier avait déjà assiégé Constantinople à deux reprises, sans résultat, mais contrôlait l’Anatolie et une grande partie des Balkans. Malgré de multiples appels à l’aide des Byzantins, en direction de l’Occident, seules quelques rares troupes italiennes combattaient aux côtés des cinq mille défenseurs byzantins, conduits par l’empereur Constantin XI. Mais ces sept mille à dix mille hommes furent largement surpassés en nombre par les quatre-vingt mille à cent mille soldats ottomans, soutenus par une flotte de plus de cent-vingt navires.
Des cris s’élevèrent de la cité.
Des remparts soufflait un vent de panique.
Brusquement, les portes de la basilique s’ouvrirent dans un martèlement de souliers désordonné. Des hommes, des femmes et des enfants en pleurs se bousculaient pour pénétrer dans la nef. Dans le même temps, une bourrasque de vent s’engouffra en gémissant, dans la basilique, couvrant à peine le brouhaha mêlé de cris, et des crissements des bancs qu’on poussait sous la pression de la foule.
Une phrase revenait sans cesse dans les lamentations des chrétiens, maintenant rassemblés dans la basilique.
« L’Empereur est mort ! Les Ottomans arrivent ! Nous sommes perdus ! »
Au même instant, un prêtre sortit de la sacristie, et fit un geste de la main à Nil, afin que ce dernier le suive. Le jeune moine eut pour le prêtre un regard interrogatif, hésita quelques secondes, puis il balaya des yeux une dernière fois la nef. Il dut se rendre à l’évidence, il était impuissant face à ce désespoir déferlant.
Mais avait-il le droit de capituler, et de laisser ces gens, alors qu’ils avaient besoin de lui ? Certainement non.
Toutefois, était-il en mesure de les aider ?
Il se sentait inutile. Vaincu.
Finalement, il parut soulagé par cette apparition autant inattendue qu’inespérée, et se décida à rejoindre le prêtre. Mais quel ne fut pas son étonnement de voir ce dernier disparaître aussitôt, derrière une colonne.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Il pensait obtenir de l’aide du religieux, mais au contraire celui-ci cherchait à fuir, et l’entraînait avec lui. Il n’allait donc rien faire pour sauver ces chrétiens, venus pourtant chercher la protection de l’Église. Intrigué, Nil contourna la colonne. Il découvrit une petite porte dissimulée, dans le mur de la basilique. Le prêtre lui attrapa la manche, et l’attira dans le passage secret.
Une fois pénétré à l’intérieur, la porte se referma derrière lui et la nuit les avala. Un feu troua l’obscurité. Le temps que ses pupilles s’habituent à la pénombre, et il put distinguer le prêtre qui tenait une torche. Une cordelette de chanvre courait le long du mur. Commença alors une descente dans l’antre de la basilique. L’étroitesse du couloir et l’obscurité croissante augmentaient l’angoisse du jeune moine. Une barre lui nouait l’estomac, il ne savait pas très bien analyser les sentiments qui le submergeaient. Une profonde tristesse à l’idée d’abandonner tous ces gens à leur sort tragique. Une sourde inquiétude qui avait fort à voir avec la peur.
Le bout de ce tunnel le menait vers l’inconnu.
La sensation de glisser hors du temps.
Une forte odeur de renfermé le submergea. L’odeur était si puissante, qu’elle faillit lui faire tourner la tête. Des picotements lui parcoururent le corps. Il eut envie d’appeler son guide pour lui confier son malaise, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge.
Il régnait, dans le souterrain, un silence absolu. Même le bruit de leurs pas était étouffé. Tout était si froid. Si hostile. Nil s’interrogeait sur la situation. Il n’avait échangé aucune parole avec le prêtre, le seul qui peut-être avait les réponses. Mais il ne disait rien, et Nil se contentait de le suivre.
Bientôt, ils débouchèrent dans une grande salle, dont les arches pouvaient faire penser à une ancienne crypte. Plusieurs prêtres, la tête dissimulée sous leur capuche, étaient assis le long du mur sur des bancs de pierre. Son guide lui désigna une place où s’asseoir. Nil obéit sans un mot. Les flammes des torches vacillaient dans un silence sépulcral. Pesant. Le jeune prêtre était impressionné par cette atmosphère confinée, et par la lumière étrange qui y régnait.
À l’extérieur, des hommes, déterminés à mourir et à tuer, poursuivaient leur invasion. Des hordes de marins ottomans convergeaient vers le plus somptueux bâtiment religieux de la ville. Des grondements résonnèrent. Les soldats frappaient aux portes de la basilique, derrière lesquelles se trouvait un grand nombre de réfugiés. Ceux-là mêmes que Nil avait abandonnés sans hésiter, sans même tenter de les rassurer.
Le jeune prêtre sentit que quelque chose de noir, et de terrible, allait se produire. Ils entendirent les portes de la basilique qui cédaient. S’ensuivirent des hurlements. Il était difficile de discerner qui, des réfugiés ou des soldats, criaient, mais le son de leurs cris ressemblait à celui des malédictions.
Dans l’église, les sabres courbés brillaient dans la lumière dorée des vitraux, et le sang coula bientôt, telle une rivière pourpre dans les travées. Les jeunes filles furent rassemblées pour les harems, tandis que leurs pleurs montaient au ciel, et que leurs parents, qui croyaient au Christ, priaient pour qu’elles trouvent rapidement la mort.
Nil était en proie à un douloureux combat intérieur. Il priait pour ces malheureux, et pour son repentir.
À un moment, il leva la main pour attirer le regard des autres prêtres. En vain. Il eut un soupir résigné, mais n’insista pas. Cependant, l’ombre de la révolte passa sur son front.
« Nous les laisserons donc mourir ! » lâcha-t-il d’une voix éteinte.
Il comprit qu’il n’y avait rien à espérer. Il resta assis, sans bouger, sans parler. Il se contenterait d’attendre que les cris cessent. Que tous les réfugiés soient massacrés ou, dans le meilleur des cas, faits prisonniers en vue d’une demande de rançon.
Et finalement, le silence se fit au grand soulagement de Nil.
Il pensa alors retourner dans l’église, et faire l’effroyable découverte de cadavres amassés dans la nef. Mais à son grand étonnement, son guide prêtre lui fit signe de le suivre à nouveau. Toujours en silence. Ils n’avaient encore pas échangé un mot. Le périple dans un dédale de couloirs souterrains reprit, quand finalement ils débouchèrent dans la citerne de Yerebatan. La citerne de la basilique, ainsi nommée parce qu’elle approvisionnait en eau le palais, et une partie de Constantinople. Comme il n’y avait pas de source d’eau potable à l’intérieur des murailles, on faisait venir l’eau des sources et des rivières de la forêt de Belgrade, à 25 kilomètres de là.
Nil avait le bas de sa robe qui baignait dans l’eau, et cela ralentissait sa fuite. Il traversait une sorte de forêt de troncs, avec ses trois cent trente-six colonnes, réparties en douze rangées de vingt-huit, séparées entre elles par quatre mètres.
Subitement, au bout d’une interminable colonnade, deux socles de colonnes formés de deux têtes de Méduse, l’une de profil et l’autre à l’envers, défièrent le jeune prêtre.
Cependant, Nil n’eut pas le loisir de s’étendre sur le pourquoi de leur présence, son guide le pressait déjà vers un escalier.
« La fin du tunnel ! Enfin la sortie ! » se mit-il à espérer.
En haut des marches, qui mirent leurs pieds au sec, une lourde porte verrouillée leur barrait l’issue. Le prêtre brandit une grosse clé rouillée, qui témoignait du peu d’usage qu’on en faisait, la tourna dans la serrure. Après un déclic, les gonds gémirent, tandis que le bois raclait douloureusement le sol.
« Encore un souterrain ! » soupira-t-il de dépit.
Cette fois, les murs suintaient, et une forte odeur de moisi prit Nil à la gorge. Il se sentait fatigué et complètement désorienté. Si le prêtre l’abandonnait là, maintenant, il aurait toutes les peines du monde à retrouver son chemin.
Et d’ailleurs où l’emmenait-il ? Pourquoi les autres prêtres ne les avaient-ils pas suivis ?
Les minutes passaient, et ils poursuivaient leur course infernale vers l’inconnu. Le néant. Nil doutait de l’issue de sa cavale. Il ne comprenait pas ce qu’il faisait là.
Pourquoi cherchait-on à le sauver ? Lui, et pas les autres ?
Alors, les cris des réfugiés revinrent le hanter, c’était comme s’ils étaient tout près. Derrière ces murs humides. Toute une vie de prière ne pourrait effacer cette journée abominable. Il porterait le fardeau de sa lâcheté jusqu’à sa mort. Ce serait sa pénitence. Il souffrait terriblement.
Pourquoi Dieu l’avait-Il abandonné ?
Et pourquoi les avait-Il abandonnés, EUX !!!
Un courant froid effleura sa nuque dénudée. Une idée venait de lui traverser l’esprit.
Et s’il avait perdu la foi ?
Cette pensée le terrifiait plus que tout. Il était définitivement déconcerté. Accablé.
Alors du bout des lèvres, Nil récita une prière :
« Ô Croix mon refuge,
Ô Croix mon chemin et ma force,
Ô Croix étendard imprenable,
Ô Croix arme invincible.
La Croix repousse tout mal,
La Croix met les ténèbres en fuite.
Par cette Croix, je parcourrai le chemin qui mène à Dieu.
La Croix est ma vie, mais pour toi ennemi,
La Croix est ta mort. »
En fait, il récitait l’Invocation à la Croix par Saint- Odile, tout en serrant celle qui pendait à son cou.
Comme il semblait loin, le temps où Constantinople reflétait une civilisation raffinée ! L’image de ses coupoles dorées, se miroitant dans la mer de Marmara, allait-elle s’effacer à jamais ?
Pourtant, tout avait si bien commencé…
En l’an 312, au cours de la bataille contre Maxence, au pont Milvius, Constantin 1er vit resplendir dans le ciel une croix lumineuse. Il fit reproduire ce signe sur les boucliers de ses soldats, et se convertit au christianisme, dès sa victoire acquise. Plus tard, l’Empereur décida de rompre avec Rome, le berceau de l’Empire. C’est à Byzance, qu’il posera désormais les fondations d’une nouvelle capitale, qui portera son nom : Constantinople.
Pourquoi Dieu n’offrait plus, aujourd’hui, sa protection aux chrétiens ? Où était le signe qui allait les sauver ? Il devait bien y en avoir un quelque part. Toutes ces questions torturaient le jeune moine.
Seulement en Terre sainte, Constantin 1er avait découvert le secret que justement lui, frère Nil, était chargé, par le patriarche de Constantinople, de remettre à l’église d’Orient du Mont Athos. Dans le monastère grec, le secret serait à l’abri et l’Église protégée. Le mystère ne devait en aucun cas être révélé, sous peine de remettre en cause jusqu’au fondement de la chrétienté. Les empereurs byzantins s’étaient transmis le secret sans jamais le révéler au monde, mais Justinien jugea plus sûr de le dissimuler dans un monument, réalisé sous son règne. Cependant, avec l’invasion barbare, l’Église avait trouvé plus prudent de le confier au monastère de Docheiariou.
Comment l’avait-elle récupéré ? Et où ?
Cela Nil l’ignorait. Pourtant, c’était à lui qu’on avait confié la délicate tâche de mettre le secret en lieu sûr. Comme le signe céleste l’avait été pour Constantin, le parchemin serait son talisman. « Il le protègerait ! » se répétait Nil pour se donner du courage. Et l’ennemi ne pourrait l’atteindre.
Le mythe le plus extraordinaire, que l’histoire n’ait jamais véhiculé, ne pouvait s’éteindre en Terre sainte. Là, où tout avait commencé.
Une lumière filtra. Le bout du tunnel enfin ! Le prêtre s’arrêta devant une échelle de barreaux de fer, fixée à la paroi d’un puits. Et pour la première fois, le prêtre s’adressa à Nil.
— Allez en paix, mon frère, et que Dieu vous protège !
Nil voulut lui répondre. Lui dire merci. Cependant, il voulait aussi lui demander pourquoi il était venu le chercher, dans l’église, pour le sauver.
Pourquoi l’avoir choisi, lui ? Et comment connaissait-il son existence ?
Les questions se bousculaient dans sa tête. Il avait tant de choses à exprimer, mais finalement il resta sans voix. Ses doigts frôlèrent le précieux papier roulé dans sa poche. Il se savait investi d’une mission. C’est pour cette raison qu’il devait réussir à quitter, sain et sauf, Constantinople. Il ne pouvait en être autrement.
Cette fois, le prêtre ne le précéda pas sur l’échelle. Il lui annonça qu’il devait continuer seul. Son rôle s’arrêtait là. Nil fut pris de panique. Il ne savait pas où il devait aller, néanmoins le prêtre le rassura en lui expliquant qu’une autre personne le guiderait, jusqu’au port. Nil et le prêtre se quittèrent au pied du puits, sans accolade, ni remerciement. Le jeune moine se hissa à la surface. Cependant, avant de franchir la margelle, il s’assura qu’aucun Ottoman ne pointait à l’horizon.
À son grand soulagement, un marin, qu’il devina être Grec, vint à sa rencontre. Il lui fit signe, et la cavale se poursuivit dans les ruelles du port. Des cris et des détonations leur parvenaient, toutefois ils étaient loin.
Eux étaient à l’abri. Sauvés. Et le bateau apparut bientôt.
Trois navires réussirent, ce jour-là, à fuir la cité, et Nil était à bord de l’un d’eux.
Le 9 juin, ils accostèrent à Candie, en Crète.
La nouvelle frappa de stupeur les habitants de l’île. Il ne fallut alors que quelques semaines, avant que la chrétienté ne soit mise au courant de la chute de Constantinople.
Dans les jours qui suivirent, Nil embarqua de nouveau pour se rendre en Grèce, au mont Athos.
Au moment où Constantinople tombait aux mains des Turcs, et où l’Empire byzantin se terminait, ceux, qui aimaient le Christ en Russie, étaient devenus très nombreux.