Premier Chapitre
Dans la fraicheur de l’air printanier se suspendait l’aveu coupable de deux respirations. Quelques crissements de graviers se perdaient dans les bêlements lointains, tandis que des murmures n’ébouriffaient qu’à peine le silence nocturne :— Maitresse Joséphine, êtes-vous vraiment certaine ?
— Absolument. Je préfère le couvent à me marier avec ce vieillard. Et toi, Marie ?
— On m’a encore jeté des pierres hier, et je vous ai déjà promis de vous suivre, fût-ce dans un couvent.
L’aboiement d’un chien déchira la nuit, et le cœur de Marie battit si fort que la servante s’inquiéta que quelqu’un entende ce martèlement suintant de peur et d’espoir. Fuir était une entreprise insensée. Henri, maitre du domaine et père de Joséphine, les ferait poursuivre. Certes, Marie était une sarrasine au cuir solide, mais elle tremblait pour sa blanche Joséphine, si noble et fragile. Pourtant, celle-ci se montrait plus déterminée que Marie ne l’avait envisagé.
Les deux jeunes femmes se glissèrent le long du mur de l’écurie, espérant sortir discrètement la jument de Joséphine, dans les fontes de laquelle Marie avait caché de la nourriture et des effets de voyage. La servante qui n’avait jamais appris à monter redoutait le trajet, même si elle pourrait se contenter de se cramponner à sa maitresse pour rejoindre le prieuré sans laisser paraitre sa trouille.
La porte de l’écurie s’ouvrit en grinçant, libérant un fumet bestial. Un cheval renâcla. Les fuyardes se figèrent avant d’être rassurées par l’absence de mouvement. Autant la lune leur avait permis de se déplacer sans torche à l’extérieur, autant l’obscurité moite de l’écurie évoquait la bouche de l’enfer.
En se glissant à l’intérieur, Marie trébucha sur un tas de paille. Son cœur manqua un battement quand elle le sentit remuer, tandis qu’une odeur de vin aigre panachait celle du crottin. La servante grimaça : le mauvais œil était sur elles pour qu’un soulard ait choisi cette nuit-là pour décuver ici ! Avec un peu de chance, il ne se réveillerait pas. Si la peau basanée de la servante se fondait dans les ombres, les bras et le visage de sa maitresse luisaient de blancheur. Marie n’eut pas le temps de prévenir Joséphine de rabattre sa capuche que celle-ci murmura :
— Noisette ?
Une voix pâteuse crénela la pénombre :
— Qui va là ?
Marie sursauta et attrapa la main de sa maitresse pour l’entrainer vers la sortie, comptant sur l’obscurité pour les dissimuler. Elles entendirent avec terreur l’homme se lever en trébuchant.
— Hé, attendez !
Le soiffard les suivit à tâtons d’un pas boitillant. Sans prévenir, il se lança en avant et saisit la jambe de Joséphine qui chuta au sol. La lumière de la lune filtrait suffisamment par la porte pour que Marie reconnaisse avec consternation le visage aviné : c’était Frédéric, l’intendant que Joséphine devait épouser. Celui-ci l’identifia à son tour.
— Dame Joséphine, est-ce bien vous ?
— Lâchez-moi ! Je ne veux pas vous marier !
Joséphine se débattait, luttant pour se relever. Figée par l’indécision, Marie pesta contre les réflexes encore affûtés de l’intendant.
— Ne partez pas, blanche Joséphine ! Ne me laissez pas ! Si je ne peux m’opposer à la volonté d’Henri pour ces noces, je vous promets de ne pas vous toucher !
Son haleine chargée dégouta Marie qui se ressaisit enfin et entreprit de lancer une malédiction pour l’effrayer :
— Que toi et tes descendants ne…
Joséphine la coupa d’un cri terrorisé. Confuse, la servante sarrasine se tut, et l’intendant en profita pour les menacer :
— Si vous partez, je lâcherai les chiens sur vous !
Épouvantée à l’idée de crocs transperçant la peau parfaite de sa maitresse, Marie se joignit frénétiquement à Joséphine pour la libérer de la poigne de l’ivrogne. Dans la panique, l’idée d’utiliser son couteau qui ne quittait pourtant jamais son mollet ne l’effleura même pas. Le jupon de Joséphine se déchira, offrant aux deux femmes l’opportunité de s’enfuir. L’intendant boitait depuis un accident de chasse et ne pourrait pas les suivre, surtout pareillement aviné. Il prendrait du temps précieux pour réveiller le maitre-chien et lancer le chenil à leurs trousses. Les fuyardes se glissèrent sous la palissade du domaine situé à l’écart du bourg des Valangin et s’engouffrèrent dans la forêt.
À pied et sans provisions, elles ne pourraient pas rejoindre les religieuses prémontrées du prieuré de Rueyres, pourtant Joséphine continuait de détaller comme si le diable en personne la talonnait. Certes, sa mère avait transmis à Marie sa connaissance des plantes comestibles et médicinales, mais les fugitives n’avaient même pas de quoi fabriquer un collet ou allumer un feu.
Au cœur de cette panique, Marie fut envahie du soulagement de ne pas avoir à monter à cheval. Rejoindre le prieuré ne l’enthousiasmait guère : son seul souhait était de rester proche de Joséphine. La servante se sentit coupable de cette pensée contraire au but de sa précieuse Joséphine. Quand celle-ci ralentit enfin, à bout de souffle, Marie tenta sans conviction de la raisonner.
— Êtes-vous toujours sûre de vouloir partir ? On peut encore faire demi-tour et prétendre que l’intendant nous a attaquées pendant une de vos insomnies. Sans votre jument, nous n’irons pas loin.
— Alors nous demanderons de l’aide à l’abbaye de Fontaine-André : elle est plus proche. Nous n’allons pas dans la bonne direction, mais nous sèmerons ainsi plus facilement nos poursuivants.
— Qu’il en soit selon votre volonté. Mais dites, pourquoi ne m’avez-vous pas laissé finir ma malédiction ? Vous savez combien l’intendant est influençable. Il vous aurait lâchée.
— Ma foi, il y a un grand risque que sa descendance que tu t’apprêtais à maudire, ce soit moi.
— Comment ?
S’il était connu de tous que Joséphine n’était pas vraiment du sang d’Henri, la vérité sur son mystérieux géniteur n’avait jamais éclaté au grand jour. En revenant de son pèlerinage en Terre Sainte, dont il avait d’ailleurs ramené feu la mère de Marie comme servante, Henri avait retrouvé sa femme engrossée. Le maitre de domaine avait préféré reconnaitre Joséphine et éviter le scandale plutôt que de répudier son épouse. Joséphine aurait-elle découvert de nouveaux éléments désignant l’intendant comme son père naturel, celui même qui avait fait prospérer le domaine pendant les trois longues années d’absence du maitre ?
Un rayon de lune révéla le visage rougi de Joséphine encadré par sa chevelure de jais délicieusement bouclée. Essoufflée, sa poitrine se soulevait par saccades en dévoilant qu’elle avait desserré son corsage pendant la course. Si elle n’avait pas encore été promise malgré ses dix-sept ans, toutes deux s’imaginaient que c’était pour chercher un époux digne de sa beauté diaphane. La décision de la marier à Frédéric avait été un choc.
— Tu aurais vu le teint de mère lorsque père m’a engagée à son intendant ! Elle a perdu tant de couleurs qu’on pouvait deviner la tapisserie à travers son visage, et tu sais que ce n’est certainement pas pour moi qu’elle s’inquiétait. C’était une vengeance délibérée contre mère et lui ! Quant à lui, Frédéric s’enivre depuis cette décision et jure de ne pas me toucher. Les signes sont pourtant évidents.
Marie frissonna en comprenant pourquoi Joséphine l’avait arrêtée dans sa malédiction. Dire qu’elle aurait pu maudire sa chère maitresse !
Pour semer les éventuels chiens lancés à leur poursuite, les deux jeunes femmes s’enfoncèrent dans l’obscurité de la forêt en direction des montagnes noires encore sauvages, territoire des ours et des barbares païens. Les légendes sur ces derniers, inaperçus depuis de nombreuses années, servaient à donner la trouillée aux enfants lors des veillées. Ils n’existaient certainement plus, à moins que ceux ayant eu le malheur de les croiser ne soient pas revenus. La pensée dégoulina sinistrement le long de l’échine de Marie, et elle se garda d’en faire part à Joséphine.
Après avoir créé de fausses pistes et pataugé dans des ruisseaux où se baignaient des reflets de lune, les deux fuyardes s’écroulèrent dans un creux moussu où elles se blottirent l’une contre l’autre pour se tenir chaud. Aucun aboiement ne les avait poursuivies, mais elles ignoraient si elles avaient leurré la meute ou si l’intendant avait finalement décidé de couvrir leur fuite. Si Joséphine était vraiment sa fille, peut-être s’était-il rendu compte que leur départ l’arrangerait lui aussi, à moins que le sommeil du vin ne l’ait rattrapé.
La soif réveilla la servante alors que le jour se levait à peine. Tout en se demandant où elles pourraient s’abreuver, Marie admira Joséphine qui dormait paisiblement sous sa chaude cape de laine. Marie refrénait l’envie de lui caresser la joue quand des murmures percèrent le calme grelottant de la forêt.
Immédiatement en alerte, la servante sortit son couteau en analysant avec méfiance les craquements de branches et les pauses des chants d’oiseaux. Les voix, légères comme un souffle, se perdaient dans le bruissement du feuillage nouveau, et Marie douta d’avoir bien entendu. Pourtant, ses poils s’étaient dressés sur ses bras, et son instinct la poussait à fuir. Les murmures reprirent, camouflés dans le paysage sonore, mais un rire ôta bientôt à Marie ses dernières incertitudes. Elle effleura Joséphine, lui faisant signe de se taire dès que celle-ci ouvrit les yeux. La servante se plaqua contre un tronc, tandis que sa maitresse restait dissimulée sous sa cape brune.
Une exclamation étonnée retentit non loin, se distinguant à peine des piaillements des premiers oiseaux. Les chuchotements se turent aussitôt. Le silence donna paradoxalement l’impression à la servante que les inconnus se rapprochaient. La bouche sèche, mais déterminée à sacrifier sa vie pour défendre Joséphine, Marie crispa ses doigts sur le manche de son couteau.
Son regard parcourut inlassablement les fourrés, mais le temps qu’elle cligne des paupières, une silhouette émaciée maculée de sang avait surgi sans bruit le long de leur trajet du soir d’avant. L’étranger releva la tête, et ses yeux noirs se plantèrent dans ceux de Marie qui frissonna devant cette intensité. Sur un signe, une demi-douzaine d’autres brigands émergea en portant un jeune sanglier ficelé sur une perche. Dévoilant leurs bras à la peau curieusement distendue, deux d’entre eux bandèrent leur arc en leur adressant des menaces dans une langue inconnue.
Malgré leur air impitoyable renforcé par leur épiderme recouvert d’argile et de sang, la présence de femmes décrispa légèrement Marie. L’un d’eux, les dents noircies, s’avança alors pour arracher la cape de Joséphine qui poussa un cri. Son signe de croix n’eut aucun effet sur son agresseur. Marie s’interposa du mieux qu’elle put, mais un des chasseurs qu’elle n’avait pas vu la désarma et l’immobilisa sans peine.
Découvrant sa maitresse également captive, Marie se débattit avec l’énergie du désespoir, mais l’étranger esquiva ses tentatives de morsures en riant. Si elle cherchait à blesser, l’homme des bois prenait de son côté soin de la maintenir avec une certaine douceur. Quelles étaient leurs intentions, si ce n’était de les tuer ? Épuisée, la servante se résigna au calme.
Une femme âgée, au visage barré d’un unique sourcil, lui saisit alors le poignet et frotta sa peau mate, comme pour vérifier la véracité de sa couleur. Surprise, Marie retira sa main d’un mouvement sec sous quelques rires forestiers.
D’incompréhensibles délibérations agitèrent les chasseurs, mais des aboiements lointains ne tardèrent pas à les interrompre. Aussitôt, Marie se mit à espérer que les molosses les retrouvent. Après tout, une punition connue valait mieux que des sévices inconnus. Mais, sans qu’elles puissent s’y opposer, les deux femmes furent chacune jetées sur l’épaule d’un chasseur, et le groupe s’élança souplement. Paralysée par la peur, Marie devinait la bouche de sa maitresse réciter des prières au rythme des foulées rapides de leurs ravisseurs. Les païens sans âme de la forêt existaient bel et bien, et elles étaient à leur merci.