Premier Chapitre
(PROLOGUE)Dans la chaleur infernale de l’été, Iseult marchait mécaniquement. Etouffée par l’air ardent, elle errait sur le bitume ramolli, loin de l’endroit où elle avait enterré sa mère. Désormais, elle avançait seule, l’âme en deuil.
Elle quitta le trottoir brûlant et pénétra dans un immeuble imposant. L’air frais l’enveloppa, apaisant son corps épuisé. Promptement, elle salua la secrétaire, dont elle ne se rappelait jamais le nom, et s’engouffra dans un large ascenseur vide. Adossée au miroir, elle se laissa entraîner jusqu’au dernier étage du journal où elle travaillait.
Iseult traversa quelques couloirs bondés, salua quelques collègues avec désintérêt, et se présenta devant le bureau de sa patronne. Depuis l’encadrement de la porte, elle fixa la femme occupée, dont le visage était camouflé par des piles désordonnées de documents.
— Je suis revenue, Chimène, dit-elle simplement.
La femme releva la tête puis les yeux.
— Il y a tout ça à corriger, dit-elle, en lui montrant une pile de documents.
Iseult s’approcha de la montagne de papiers pour en feuilleter le sommet.
— Pourquoi toutes les informations du dossier sur la banque ne sont pas dans l’article ?
Chimène la perça de son regard noir.
— Vous êtes correctrice, pas journaliste.
— Car vous ne me laissez pas la chance de l’être, rétorqua Iseult.
— Et ce ne sont pas vos absences qui vous permettront de le devenir. Dans la vie, il n’y a pas de chance. Il faut travailler.
— Je me suis absentée trois jours pour le décès de ma mère. Je n’étais pas en vacances. Je travaille très dur.
Sa patronne se gonfla encore de dédain.
— Tout le monde travaille très dur, Iseult. Moi non plus, je ne me repose jamais.
— Parce que vous ne le voulez pas. Moi, c’est parce que je suis votre esclave.
Iseult chargea ses bras de documents et quitta la pièce silencieusement. Le corps crispé par la tristesse et les frustrations, elle s’assit derrière son bureau, ignorant les regards inquisiteurs autour d’elle.
Au milieu de son travail, elle frotta sa nuque endolorie et regarda l’écran de son téléphone. Perdu dans les notifications sur l’actualité, elle trouva un message de Catherine, sa meilleure amie. Durant l’après-midi, elles s’échangèrent quelques mots.
À la fin de la journée, Iseult quitta les locaux climatisés du journal. La chaleur l’étouffa à nouveau. Le soleil, encore haut dans le ciel, frappa son front déjà moite, et elle s’enfuit en direction du métro, espérant soulager ses souffrances en s’enfonçant sous la terre.
Soudainement, dans le chaos sonore que produisait la ville, une voix familière s’éleva.
— Iseult ! Cria-t-on, dans son dos.
Elle se retourna avec entrain, l’air agitant ses longues boucles noires. Catherine fonçait sur elle, le sourire large et le pas dépêché.
— Cath’, ça fait longtemps ! s’exclama-t-elle, en la serrant dans ses bras. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Surprise ! S’exclama-t-elle. Je veux que tu saches que moi, je suis toujours là.
— La seule qu’il me reste.
— Tu es comme moi. Tu n’as plus ni père ni mère. Je suis désolée de n’avoir pas pu être là pour l’enterrement. Mais j’espère qu’à l’avenir, je serai tout le temps là.
— De toute façon, elle a été enterrée là-bas, en Algérie, là où elle est née.
Catherine et Iseult se connaissaient depuis toujours. Ensemble, elles avaient grandi et observé le monde changer au rythme des saisons et des événements. Admirative, Iseult n’avait jamais jalousé la puissance solaire de Catherine. La blonde surplombait tout, s’élevait jusqu’à toutes les réussites, et veillait toujours sur son amie.
Insouciantes et heureuses, elles s’en allèrent côte à côte dans la ville sale, souillée par les odeurs et les déchets.
— Comment s’est passée ta journée ? Demanda Catherine, intéressée.
Iseult s’accorda quelques secondes de réflexion.
— Je meurs de chaud, chaque été est pire que le précédent, et j’ai corrigé des fautes toute la journée.
Catherine soupira.
— Tu ne devrais pas retourner au travail si tôt après avoir enterré ta mère, dit-elle simplement.
— Je dois me changer les idées. Et puis si je ne le fais pas, Chimène ne voudra plus travailler avec moi. Tu sais, ça n’est pas si dur. Je m’y attendais, elle était malade depuis des années. Personne n’est éternel.
— Tu devrais aller travailler ailleurs. Elle t’exploite.
— C’est le premier journal du pays ! J’ai déjà de la chance d’y travailler.
La blonde marqua la conversation d’un long silence compatissant.
— Ce sont eux qui ont de la chance de t’avoir, finit-elle par dire.
Iseult gratifia son amie d’un sourire sans espoir.
— Et toi, c’était comment ? Demanda-t-elle à son tour.
— Comme d’habitude. Je suis passée dans une émission de santé et j’ai écrit un article de nutrition pour le magazine. Après, j’ai vu un patient au cabinet, et maintenant, je suis là, avec la personne que je préfère.
— C’est une belle routine. Si tu savais comme j’en rêve.
Sans s’arrêter de marcher, Catherine ramena Iseult à elle et lui donna une brève étreinte.
Les amies traversèrent une foule d’hommes et de femmes défilant dans les rues, brandissant des pancartes et hurlant leur colère. Pour se frayer un chemin parmi les masses en mouvement, elles se serrèrent l’une contre l’autre, s’agrippant par les mains pour ne pas se perdre.
— Pourquoi ils manifestent ? Cria Iseult. Avec tout ça, je n’ai pas vraiment eu le temps de m’y intéresser.
— Je crois que c’est contre la nouvelle loi. Le gouvernement s’est engagé contre les dérives sectaires, contre les citoyens désobéissants, contre les communautés dont les valeurs ne sont pas celles du pays... Tout ça, quoi. Là, ils ont interdit l’école à la maison et ont décidé de surveiller un peu plus les gens…
— Je vois. Tu crois qu’ils ont raison de manifester ?
Catherine haussa les épaules.
— On va chez moi ? Suggéra-t-elle.
Enchantée par l’idée, Iseult opina.
Après quelques minutes de marche rapide, elles arrivèrent devant le bel immeuble de Catherine. Haut et blanc, l’édifice s’étendait vers le ciel, masquant parfois le soleil. Iseult s’avança dans l’ombre du bâtiment et la fraîcheur de l’air caressa sa peau dorée.
Elles s’engouffrèrent dans l’ascenseur et ne le quittèrent qu’au dernier étage. Iseult foula le parquet du palier et elles pénétrèrent dans le loft moderne et ouvert sur le ciel.
Iseult se précipita près des gigantesques fenêtres. Du haut de l’immeuble, situé au centre de la capitale, elle aimait observer la fresque urbaine de voitures et de passants. Fascinée par le monotone spectacle, elle restait là parfois longtemps, accoudée contre les vitres fraiches.
Iseult s’éloigna des fenêtres et s’écroula dans le grand canapé, son corps baignant dans les derniers rayons du soleil de la journée. Elle sourit, l’âme légère et les yeux clos, savourant le repos.
Catherine s’allongea à ses côtés.
— Et tes amours ? Demanda simplement la blonde.
Iseult rit.
— Personne ne prétend à prendre mon cœur !
— Des gens te veulent, Iseult, tu ne les vois sans doute pas.
— Parce qu’ils n’existent pas. Et toi, alors ? Ils sont nombreux, et tu n’en veux aucun.
— Moi, je ne peux pas.
— Et pourquoi ça ? s’enquit Iseult en riant.
Catherine marqua la conversation d’un grand silence.
— Parce que je n’ai pas le temps, finit-elle par dire.
La soirée défila dans les rires et dans le son de la télévision. Elles mangèrent sur la table basse de la grande pièce à vivre, affalées dans le canapé, et plus tard dans la soirée, elles s’endormirent, bercées par l’obscurité du ciel.
Le lendemain, Iseult s’éveilla dans l’appartement vide. Elle quitta le grand lit de Catherine et s’aventura vers la cuisine, où un petit-déjeuner lui avait été préparé. Iseult croqua dans une pomme brillante et s’attabla devant un mot griffonné dans un carnet, laissé à son attention. Elle lut rapidement. Catherine avait dû partir. Pourtant, le samedi, elle ne travaillait jamais. Souvent, elles le passaient même ensemble.
Iseult ne s’interrogea pas plus. Les yeux rivés sur son téléphone, elle mangea puis claqua la porte de l’appartement. Ses jambes la portèrent jusqu’à une proche station de métro, et elle s’assit dans une rame bondée. Avec les années, elle s’était habituée aux souterrains de la ville.
Sur son strapontin inconfortable, Iseult lut trente pages d’un livre tiré de son sac, puis regagna l’air frais de la surface. Rapidement, elle arriva devant son immeuble, s’empara de son téléphone peu chargé et, juste avant qu’il ne s’éteigne, envoya un message à Catherine pour la remercier.
Elle s’engouffra dans le vieux bâtiment fissuré et mal isolé, puis monta les marches jusqu’au dernier étage. À bout de souffle, elle tourna la clé dans la serrure, respirant avec difficulté l’odeur du bois vieilli et de la poussière.
Dans le minuscule appartement, Mistigri, son chat gris, s’entremêla dans ses jambes pour la saluer. Elle le caressa, longuement, en lui murmurant son amour, puis vérifia, d’un regard, si ses gamelles étaient encore pleines.
Elle s’affala sur le canapé peu confortable et élança ses bras vers son chargeur de téléphone. En le branchant au câble blanc, l’appareil s’alluma. Catherine ne lui avait pas répondu.
Angoissée par un pressentiment, Iseult se contraint difficilement au calme. Parfois, Catherine se trouvait simplement être une personne très secrète.
Cherchant la distraction, elle dirigea son regard vers la petite fenêtre du toit. Dehors, la pluie tombait enfin sur la ville. Apaisée par le bruit de l’eau, elle s’enfonça dans son canapé de tissu défraîchi, et y resta longtemps, son Mistigri ronronnant sur son ventre.
Ce soir-là, Iseult ne dîna pas. Elle fixa la seule et faible étoile du ciel, la mort de sa mère dans l’âme. Triste, elle détourna son regard des cieux et le ramena à la télévision, branchée sur la première chaîne d’information du pays. Elle se concentra sur le journaliste, qui relatait les drames du monde et les évènements notables des environs.
Soudain, le vibreur de son téléphone s’agita. Iseult s’empara prestement de l’appareil et y riva ses yeux, espérant obtenir des nouvelles de son amie. La désillusion la heurta et ses angoisses lui revinrent. L’écran n’affichait qu’une notification relative à un journal local.
Elle s’endormit sur son canapé.