Premier Chapitre
Chapitre 0Duval
Ce matin-là, le soldat Duval connut un réveil désagréable. Une suite de coups frappés contre sa porte vinrent le tirer du sommeil alors qu’il n’était que 5 heures du matin et il manqua de tomber de son lit. Tandis qu’il reprenait ses esprits et mettait de l’ordre dans ses pensées, une voix retentit depuis le couloir.
— Duval, on se lève. Vous partez en mission. Petit-déjeuner à 5 heures 30, départ à 6 heures.
La mission. Il avait presque oublié que c’était aujourd’hui. Sa mémoire lui étant revenue, il alluma son téléphone afin de vérifier les alarmes qu’il avait préconfigurées. Il avait toujours apprécié de rester sous la couette le plus longtemps possible, raison pour laquelle son réveil n’aurait dû sonner qu’un quart d’heure plus tard. Il poussa un soupir de frustration en se disant que son sergent n’était pas obligé de le prendre pour une feignasse.
De toute façon, maintenant qu’il était à moitié sorti de son lit, il n’avait plus qu’à commencer à se préparer. Il s’efforça donc de retirer ce qu’il restait de couette sur ses jambes, endura le froid de sa chambre dont la température ne dépassait pas les deux degrés et se dirigea vers son petit miroir fissuré sur le côté. Retirant la chassie au coin de ses yeux, il donna de petites tapes sur ses joues afin de s’insuffler un peu de courage puis ordonna quelque peu sa tignasse blonde. Bien que l’armée impose de garder les cheveux courts ou au moins noués, il se débrouillait toujours pour avoir une mèche devant les yeux. Il avait fini par s’y habituer pour l’entraînement mais il n’était encore jamais allé au combat. Aujourd’hui serait sa première mission ; c’était maintenant à son tour de partir au charbon.
Il se sentait déjà un peu plus en forme ; c’était l’avantage du froid, il revigorait. Alors qu’il portait le tee-shirt et le caleçon avec lesquels il dormait, il retrouva son pantalon militaire et son gilet synthétique, qu’il avait laissés en vrac au sol, et les enfila l’un après l’autre. Puis il mit ses chaussettes, ainsi que ses bottes de cuir, et enfin sa casquette brune portant le logo de la brigade, une vague stylisée entourée d’un sigle doré et des initiales de l’organisation.
— Bon courage, Duval. On se revoit demain.
La voix émanait du lit voisin, depuis lequel son camarade de chambrée l’avait apostrophé. Lui n’avait pas été sélectionné pour participer à cette mission et Duval ne savait pas s’il devait être envieux ou non. Son assignation serait arrivée à un moment ou à un autre, il paraissait donc inutile de jalouser les amis qui demeureraient plus longtemps protégés au sein de la base.
— Merci, murmura-t-il en tentant d’esquisser un sourire, qui ressembla en fin de compte davantage à une grimace.
Fin prêt et sachant qu’il lui restait encore quelques minutes avant que le petit déjeuner ne soit servi, il hésita à retourner dormir un peu. Il se ravisa toutefois, jugeant que ce serait gâcher tous ses efforts pour ne pas paraître endormi aux yeux du sergent instructeur. Ce dernier ne manquerait pas de le rabrouer, de toute façon. Il lui paraissait après tout peu probable qu’il existe un sergent instructeur bienveillant quelque part sur cette Terre.
Se disant donc qu’au pire, il pourrait marcher un peu autour du réfectoire, il ouvrit la porte puis la claqua fort derrière lui. Ses aînés lui avaient en effet appris qu’il fallait toujours le faire quand on partait en mission : c’était ainsi que l’on prévenait ses camarades de brigade que l’on ne reviendrait peut-être pas le lendemain.
Malgré l’état d’endormissement général, il entendit plusieurs « Bonne chance » et « Bon courage » émaner des chambres voisines. S’il y avait au moins une chose que Duval appréciait depuis que l’armée l’avait recruté, c’était l’esprit de camaraderie qui régnait en ces lieux. Aucun d’entre eux n’avait eu de véritable choix en arrivant ici. Oh, bien sûr, ceux qui craquaient avant la fin de leur formation ne partaient pas au front et se retrouvaient dans des postes moins risqués, à l’administration, à l’infirmerie ou encore à la cuisine. Mais la plupart ne se dérobaient pas, sous la pression des autres hommes et femmes qui allaient risquer leur vie ou l’avaient déjà risquée.
Tout en faisant craquer ses articulations encore engourdies et en bâillant à s’en décrocher la mâchoire, il arriva au-devant de la porte du dortoir. Jetant un petit coup d’œil à la montre accrochée à son poignet, il nota qu’il était déjà 5 heures 25. Il aurait le temps de faire un tour complet du réfectoire au sein de cette fraîcheur hivernale qui ne le dérangeait pas, lui qui ne tombait jamais malade. Il poussa donc la porte à double battant et sortit sur le parvis. À quelques dizaines de mètres, il apercevait les lumières des lampadaires de la rue proche. La caserne se situait dans la petite ville de Nazareth, quelque part à mi-chemin entre Bruxelles et la frontière avec la France. Une blague circulait à ce sujet parmi les soldats : quand on partait en mission, on quittait Jésus pour aller rencontrer Lucifer. Il saisissait la subtilité mais ne trouvait pas cela très drôle ; c’était de la potentielle mort de frères d’armes que l’on parlait. Un soldat de trois ans plus âgé que lui lui avait dit qu’il trouverait la plaisanterie amusante d’ici quelques années, quand les missions l’auraient endurci. Il n’était encore qu’un cadet venant tout juste d’achever sa formation.
Le vent était venu lui chatouiller les côtes au moment même où il avait mis le pied dehors. Il frissonna et cette fois-ci, il afficha un véritable petit sourire. Ce n’était pas tant qu’il aimait le froid, mais cela lui donnait le sentiment de devenir plus fort – de s’endurcir, comme le lui avait dit cet aîné dont il ne se souvenait plus du nom, et qui n’était jamais revenu. Il poussa un soupir et entama son tour du bâtiment du réfectoire. Il s’agissait d’une bâtisse en préfabriqué formant un carré parfait. Quelques buissons l’entouraient, ainsi qu’un parterre de fleurs que des soldats avaient installé dans leur temps de pause avec l’accord de la hiérarchie. Duval se souvenait que lorsqu’il l’avait aperçu le jour de son arrivée dans la caserne, il avait trouvé le fait étrange : ce n’était pas l’image qu’il s’était faite d’une organisation militaire. En écoutant les récits des autres soldats déjà partis en mission, il avait fini par comprendre l’intérêt d’embellir ce morne quotidien.
Dépassant le parterre, il longea le réfectoire sur une centaine de mètres et se fraya un chemin sur le sol herbeux et broussailleux de l’arrière de la base. Une fois revenu devant la porte du réfectoire, il regarda sa montre et constata qu’il était 5 heures 31. Aïe, se dit-il. Je vais me faire engueuler.
Rentrant dans le bâtiment, ce fut sans surprise qu’il se retrouva nez à nez avec le sergent instructeur, un quarantenaire moustachu au crâne dégarni et au regard sévère. Les sourcils froncés et les bras croisés, il adressa ses remontrances :
— 5 heures 30, c’est 5 heures 30, cadet Duval. Rentrez-vous ça dans le crâne.
Duval, las de se faire sermonner pour si peu, ne put s’empêcher de laisser échapper un trait d’esprit :
— Si je suis encore vivant d’ici demain.
La réaction du sergent ne fut pas celle qu’il attendait. Au lieu de voir un air coupable, le jeune homme se ramassa une tape dans la nuque qui lui fit pousser un petit cri de douleur.
— Espèce d’abruti. Cette mentalité de merde, c’est exactement ce qui va vous tuer. Donc vous relevez la tête et vous me dites là, maintenant, que vous allez revenir demain.
Duval campa en face de son supérieur et déglutit.
— Oui, sergent, je vais revenir demain.
— Avec plus d’entrain ! Vous allez revenir demain !
— Oui, sergent ! Je vais revenir demain !
Il y avait mis tout l’aplomb dont il était capable et avait prononcé ces mots en hurlant presque. Le sergent afficha alors une expression qu’il ne portait pas souvent sur son visage : un sourire. Ce n’était pas qu’un sourire de satisfaction, d’ailleurs ; Duval perçut aussi dans les yeux de son supérieur un peu de compassion.
— C’est ça qu’on attend de vous. Maintenant, restez fixé sur cette mentalité et n’oubliez pas de faire attention à ce qui vous entoure. Allez manger, maintenant.
— Oui, sergent !
Duval se sentait un peu mieux malgré les remontrances. Pour la première fois, il avait éprouvé de la sympathie pour cet homme qui, auparavant, avait semblé incapable de parler pour autre chose que de rabrouer un cadet.
Le jeune homme se dirigea vers le réfectoire en se rappelant de cet ouvrage de philosophie qu’il avait lu, un jour, par hasard. « Tout humain doit avoir motivation et objectif ». C’était la phrase qui n’avait pas quitté sa mémoire. Il s’était demandé quels seraient les siens et n’avait pas eu de difficultés à trouver, quand bien même son objectif était ambitieux : il souhaitait découvrir le mystère des aparans… et leur survivre.